Alcooliques anonymes

Les 12 étapes critiquées

« Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. » Chaque jour, plus de deux millions de personnes membres des Alcooliques anonymes (AA) répètent cette prière dans l’espoir de tenir à distance les démons de l’alcool. Mais les chances que cela survienne seraient bien minces, selon le Dr Lance Dodes.

« En réalité, le taux de succès des AA est de 5 à 8 % : environ une personne sur 15 qui entre dans le programme devient sobre et le reste pendant plus d’une année », affirme le psychiatre retraité et ancien directeur du service de traitement des dépendances de l’hôpital McLean, affilié à la faculté de médecine de l’Université Harvard. Il y a quelques mois, il a publié un ouvrage percutant, The Sober Truth : Debunking the Bad Science Behind 12-Step Programs and the Rehab Industry.

Le Dr Dodes ne sort pas ces chiffres de son chapeau. Il a écumé des dizaines de recherches menées sur l’efficacité du programme en 12 étapes des AA, avant de séparer le bon grain de l’ivraie – plusieurs seraient bourrées d’erreurs statistiques, d’après lui. 

« Depuis près de 80 ans, nous présumons que les AA sont une bonne solution parce qu’on entend seulement les histoires de membres à qui le programme a réussi, observe le spécialiste, joint à son domicile californien. C’est normal puisque c’est ce que la douzième étape leur demande de faire : transmettre le message à d’autres alcooliques. Mais qu’en est-il de tous les ex-AA pour qui cela n’a pas fonctionné ? »

Le psychiatre est loin d’être le seul à se montrer aussi sévère à l’endroit des AA. Rien que l’année dernière, quatre essayistes américains ont publié des ouvrages s’attaquant au mouvement. Au Québec, le sociologue Amnon Jacob Suissa a aussi émis des réserves dans son livre Le monde des AA, paru en 2009. « Depuis l’avènement de ce modèle, l’incidence d’alcoolisme n’a jamais baissé », déclare-t-il.

Encore plus troublante est l’adoption de l’approche AA par le milieu médical, ajoute-t-il. « Aux États-Unis, 90 % des centres de traitement fondent leurs services sur les 12 étapes. Et c’est sans compter tous les groupes d’aide qui appliquent la même philosophie : les Gamblers anonymes, les Déprimés anonymes, les Acheteurs compulsifs anonymes, les Dépendants affectifs anonymes, les Vulgaires anonymes, etc. »

Tout comme le Dr Lance Dodes, Amnon Jacob Suissa est convaincu que l’échec des AA réside dans leur conception de l’alcoolisme. 

« Selon eux, c’est une maladie. Ils comparent souvent leur condition à celle du diabète. Ils sont faits ainsi et ne pourront jamais changer. Ils peuvent seulement rester abstinents, ce qui est leur premier objectif, mais pas vraiment une façon de s’affranchir de la dépendance. » 

— Amnon Jacob Suissa, sociologue et professeur à l'UQAM

On le constate à la lecture des trois premières étapes du programme, poursuit-il, où les AA admettent qu’ils sont impuissants devant l’alcool et qu’ils ont perdu la maîtrise de leur vie, qu’ils croient qu’une puissance supérieure à eux-mêmes peut leur rendre la raison et qu’ils confient leur volonté et leur vie aux soins de Dieu. « Il y a une absence complète d’empowerment », résume M. Suissa, qui est aussi professeur à l’Université du Québec à Montréal.

« Si un membre rechute, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, car ce n’est jamais la faute du programme, renchérit le Dr Dodes. La seule solution qui s’offre à lui est d’assister à plus de réunions. Cela renforce son sentiment d’impuissance et le décourage. Voilà ce qui conduit tant d’alcooliques à quitter le mouvement. »

Pour le Dr Dodes, l’alcoolisme est un comportement qui se construit dans le temps en réaction à des émotions – anxiété, solitude, stress, etc. – déclenchées par des événements. « Comme tel, ça se soigne en thérapie, pas en s’assoyant avec d’autres alcooliques », affirme-t-il.

« ÇA PROCURE UN SENTIMENT D'APPARTENANCE »

« Je connais bien ces débats de remise en cause du modèle AA, mais à mes yeux, ça demeure une philosophie extraordinaire qui aide beaucoup de gens », affirme le Dr Jean-Pierre Chiasson, médecin spécialisé en toxicomanie. Il dirige la Clinique Nouveau Départ, un centre privé de réadaptation en dépendance situé à Montréal où on a recours à une série d’approches, dont une inspirée des AA. « Ça ne convient pas à tout le monde, bien entendu, nuance-t-il. Un individu qui a une personnalité évitante y deviendrait fou. »

Myriam Cardinal, criminologue au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal, croit aussi que les AA sont une approche parmi d’autres. « Il y a différentes façons de travailler dans le rétablissement des dépendances », rappelle-t-elle. 

« Au Québec, beaucoup de thérapies adoptent l’approche AA, mais plusieurs autres utilisent les modèles biopsychosocial, humaniste, cognitivo-comportemental, etc. Le but ultime, c’est que les gens se portent mieux, non ? »

— Myriam Cardinal, criminologue au Centre de réadaptation en dépendance de Montréal

Il y a en effet du bon dans les AA. « C’est gratuit, c’est anonyme, c’est un endroit de parole et d’écoute active et surtout, ça brise l’isolement social dont souffrent bien des alcooliques et ça leur procure un sentiment d’appartenance », reconnaît Amnon Jacob Suissa.

Le Dr Dodes admet également que le « pouvoir du groupe » demeure la grande force des AA. « Mais maintenant que nous connaissons mieux les mécanismes de la dépendance, à quoi nous sert-il de continuer de penser que réunir des alcooliques dans une même pièce va régler leur problème ? », rétorque-t-il.

Le mouvement des Alcooliques anonymes a décliné notre demande d'entrevue, conformément à sa politique voulant qu’il ne commente jamais les controverses publiques qui le concernent.

LES ORIGINES DES AA

Les Alcooliques anonymes (AA) naissent en 1935 à Akron, en Ohio, pendant la Grande Dépression. Les fondateurs, Bill Wilson et le Dr Bob Smith, sont tous deux alcooliques et membres du Groupe d’Oxford, un mouvement évangélique populaire. Pendant un temps, le regroupement religieux et les AA travaillent en partenariat, ce qui explique les références bibliques qu’on retrouve encore aujourd’hui dans le discours des AA – bien que le mouvement affirme ne pas être religieux. En 1939, Bill Wilson fait connaître au monde entier son programme en 12 étapes en publiant Les Alcooliques anonymes, aussi connu comme Le Gros livre. Leurs théories sont d’abord accueillies avec scepticisme, mais en quelques années, ils gagnent la faveur de tous, y compris de l’American Medical Association.

À LIRE

The Sober Truth : Debunking the Bad Science Behind 12-Step Programs and the Rehab Industry, Lance Dodes et Zachary Dodes, Beacon Press

Le monde des AA, Amnon Jacob Suissa, Presses de l’Université du Québec

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