Élections provinciales Opinion

75 nuances de peur

Lorsque j’ai entendu le premier ministre Couillard affirmer qu’une famille composée d’un adulte et deux adolescents pouvait arriver à se nourrir avec 75 $ par semaine, je n’ai pas sursauté.

Pourquoi ? Rappelons que bien avant d’être élu, le 29 mars 2014, M. Couillard nous avait surpris sur le même sujet en nous expliquant qu’il avait laissé 600 000 $ dans une banque de l’île de Jersey pour résister à la tentation de piger dedans toutes les semaines pour l’épicerie familiale. Cette affirmation, par contre, m’avait donné une grande frousse à l’époque.

J’avais passé deux jours à me demander s’il était vraiment responsable de confier les coffres d’une nation à quelqu’un qui avait besoin de laisser son pognon, si légal soit-il, dans un paradis fiscal pour ne pas déraper dans le rayon des surgelés.

Aujourd’hui, avec tous les surplus qu’il a accumulés pendant ses quatre années de règne, force est d’admettre que M. Couillard est peut-être simplement trop économe. C’est ce qui expliquerait non seulement son affirmation sur les 75 $, mais aussi ses quatre années de razzias dans les services publics qu’il veut faire oublier en misant encore, comme il sait si bien le faire, sur la peur et l’immigration comme principales alliées.

Aujourd’hui, instrumentaliser l’immigration est devenu une arme de manipulation électorale massive à la disposition de tous. Partout en Occident, l’immigration et les migrants déchaînent des passions, sont au centre des campagnes électorales, et le vivre-ensemble en prend pour son rhume. En plus d’avoir engendré le Brexit et fait élire Donald Trump, les problèmes d’immigration mènent tranquillement l’Union européenne vers l’explosion et donnent des ailes aux idéologies populistes et d’extrême droite.

Au Québec, depuis presque 15 ans, les immigrants occupent douloureusement la position de la balle de ping-pong pendant les élections, et les coups de raquette qui arrivent de part et d’autre provoquent des déchirures de plus en plus irréparables.

Pourtant, même si tous les sujets semblent également importants, l’observateur attentif du Québec peut constater rapidement qu’il y en a deux qui rendent les gens bien plus émotifs que les autres. La place de la religion dans l’espace public et le profond désir de mettre l’égalité entre les hommes et les femmes au-dessus de la liberté de conscience semblent être les deux points de discorde majeurs. À mon humble avis, si on réussissait à trouver une ligne de consensus dans ces deux dossiers, 50 % des levées de boucliers émotives autour de l’immigration seraient probablement endiguées et le vivre-ensemble s’en porterait sûrement mieux.

Mais comment trouver une solution québécoise quand le décideur ultime s’appelle le Canada et qu’il a érigé le multiculturalisme en religion ? Là est la grande question que même les chefs qui promettent le ciel et la terre sur le sujet savent quasi insurmontable. M. Legault sait que tous les chemins vers une charte de la laïcité ou la mise en place de son fameux test de valeurs, incluant l’utilisation de la « clause nonobstant », trouveront le bulldozer fédéral sur leur chemin. 

Les politiques de division ont donc de beaux jours devant elles. Et, entre ceux qui font du millage sur les problèmes reliés à l’immigration pour s’attirer la faveur d’un certain vote francophone et ceux qui défendent sans compromis le vivre et laisser vivre en citant la Charte des droits et libertés comme on se réfère à la Bible, il y a les chiffres des sondages qu’on regarde bouger sur fond de division et de peur.

Pourquoi vendre ses idées quand exhiber faussement les horreurs qui attendent la population advenant la victoire de l’adversaire suffit à faire la différence ? Lorsque la délibération électorale est faite par une majorité de gens qui n’ont pas vraiment suivi le procès, les stratèges ont beau jeu et n’hésitent pas à abuser de la peur pour paralyser les jurés qui n’ont écouté que les plaidoiries.

M. Legault fait peur aux immigrants avec son test de valeurs, mais M. Couillard adore quand les immigrants ont peur et viennent se réfugier sous son aile. M. Legault instrumentalise sans doute la peur des Québécois de perdre leur identité, mais M. Couillard instrumentalise la peur des immigrants d’être expulsés pour la même finalité clientéliste. 

Le débat autour de l’immigration, c’est la carte maîtresse d’un jeu électoral souvent malsain ou calculé et tous les partis y participent à différents degrés.

Le Parti libéral s’est toujours positionné comme le défenseur des immigrants, mais il est temps aussi que cette clientèle, qui abonde dans les familles vivant avec moins de 75 $ d’épicerie par semaine, se réveille et constate la différence entre les bottines et les babines. Tous les organismes de lutte contre la pauvreté de la grande région de Montréal, incluant les banques alimentaires, le disent : leur clientèle issue de l’immigration a grandement augmenté pendant les 15 dernières années où les libéraux ont régné presque sans partage sur le Québec.

Il est temps que cette clientèle qui leur est acquise comprenne aussi que les épouvantails n’ont jamais tué personne, qu’elle est dans un pays de droit et que personne ne peut y réaliser unilatéralement un nettoyage de l’immigration, comme le disait le candidat libéral dans Taillon. En politique comme en amour, quand on tient l’autre pour acquis, la paresse de se dépasser pour le reséduire n’est jamais loin. Peut-être qu’il est temps pour ces fidèles électeurs de faire comme Gertrude et magasiner pour se rendre désirable et devenir une clientèle à séduire plutôt qu’à apeurer.

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