Opinion Cyberdépendance

Une relation parfois abusive

Si les avantages des écrans dépassent de loin leurs inconvénients, la relation parfois abusive à ces objets peut engendrer une cyberdépendance.

Survol d’un enjeu complexe.

Le numérique est-il au service du réel ?

Dans notre monde, où chaque jour apparaissent sur le marché des outils technologiques plus performants que ceux de la veille, comment digérer cet immense trafic d’informations ?

Le citoyen numérique d’aujourd’hui peut sacrifier parfois des pans importants de sa vie en réagissant plus et en réfléchissant un peu moins. Cette réalité expliquerait la course effrénée des jeunes générations qui ont le sentiment de perdre quelque chose d’important : la nomophobie. Une forte anxiété engendrée par la peur de rater des informations perçues et ressenties comme importantes (cette peur est nommée FOMO, pour « fear of missing out »). 

Le même phénomène s’observe avec les médias sociaux comme Facebook, qui peuvent entraîner un désordre, soit le Social Media Anxiety Disorder (SMAD).

À titre d’exemples, 20 % des étudiants de niveau collégial ou universitaire déclarent être dépendants au téléphone intelligent et plus de 30 % des enfants de moins de 2 ans ont déjà utilisé une tablette ou un téléphone intelligent.

Des études populationnelles à l’échelle internationale confirment que la cyberdépendance se répand très rapidement.

Le contexte

Devant la grande détresse que vivent jeunes et moins jeunes dans le rapport parfois abusif aux écrans, on ne peut rester insensible au sentiment d’impuissance et de culpabilité que vivent les parents de jeunes qui décident de se donner la mort. 

Même en l’absence de consensus scientifique, que nous soyons pour ou contre, le constat est incontournable : de vraies personnes souffrent de cyberdépendance. Le documentaire Bye, dans lequel l’homme d’affaires Alexandre Taillefer aborde le suicide de son fils, rejoint malheureusement des cas similaires répertoriés par Elisabeth Wooley, fondatrice d’un groupe d’entraide et mère d’un jeune qui s’est tué en raison de sa cyberdépendance. Le phénomène des hikikomori, où de jeunes adultes japonais s’enferment pendant des mois pour jouer à des jeux vidéo, n’est que la pointe de l’iceberg d’une tendance lourde de l’hyperconnexion des citoyens numériques que nous sommes devenus. 

Est-ce que le numérique est au service du réel ? C’est de moins en moins le cas, car l’hyperconnexion tend à appauvrir l’humain dans sa pensée et dans sa capacité à tisser des liens sociaux réels.

À titre d’exemple, de 2013 à 2017, le temps moyen consacré aux appareils mobiles par les enfants de 8 ans et moins a triplé, au détriment des contacts entre proches.

Au plan macrosociologique, le pétrole du XXIe siècle, c’est le « big data » avec ses métadonnées et leur exploitation à des fins lucratives. Qui est propriétaire de ces données ? Peut-on choisir à qui les dévoiler ? Comment peut-on s’adresser à un public qui est à la fois l’informateur et l’informé ? Vivons-nous une perte réelle de liberté via des modalités de contrôle social numérique ? Jusqu’où nos secrets les plus intimes peuvent-ils être exploités sans notre consentement ?

Devant ces multiples questions, l’avenir demeure incertain. Ceci étant, quel est l’état de la question de la cyberdépendance et comment répondre au regard inquiet des parents sur le plan familial et psychosocial ? Voici quelques pistes relatives aux jeux vidéo, à Facebook et au téléphone intelligent.

Les nouvelles technologies et leurs impacts

Les jeux vidéo

Plusieurs centres de traitement existent à travers le monde, surtout en Asie, où ce type de cyberdépendance constitue une épidémie silencieuse pour la santé publique, comme en Corée du Sud, par exemple. 

Les observations cliniques révèlent que les jeunes s’adonnent aux jeux vidéo souvent avec la bénédiction implicite et parfois explicite des parents, qui financent généralement ces produits et services, ces derniers ne soupçonnant pas l’ampleur des problèmes psychosociaux sous-jacents. Parmi les marqueurs importants dans le développement de cette dépendance, notons l’infinitude (les jeux n’ont pas de fin), une certitude d’obtenir une gratification en y investissant du temps, le caractère immersif et « magique » des jeux, et enfin, l’interdépendance et le sens d’appartenance que procure le jeu. 

Comme l’industrie des jeux de hasard et d’argent, celle des jeux vidéo investit ses ressources pour rapprocher les émotions du joueur de son personnage.

Dit autrement, plus le joueur s’investit émotionnellement dans son avatar, plus il aura tendance à éprouver des problèmes dans le sens accro du terme. La personnalité peut alors se fractionner entre réalité et fiction.

Facebook

Facebook qui, avec ses 2 milliards d’abonnés, serait le pays le plus peuplé du monde s’il était un État, permet via des messages « j’aime ou je n’aime pas » de préciser notre groupe d’âge, notre quotient intellectuel, notre orientation sexuelle et certains traits de notre personnalité.

Il est bon de rappeler que la gratuité d’un service comme Facebook peut être trompeuse quand on considère ses effets parfois pervers sur notre vie privée. Des personnes avec des liens sociaux faibles auront plus tendance à avoir recours de manière abusive à ce média social en utilisant parfois le même processus de raisonnement qui traite la personne virtuelle comme une vraie personne en face à face, une croyance erronée. 

Cette dépendance serait plus attribuable au peu de contraintes liées à l’accès, comparativement à la nécessité de se procurer, par exemple, des psychotropes.

Malgré le fait scientifique que certains psychotropes soient reconnus pour leurs propriétés addictives, celles-ci engendreraient des niveaux moindres de désir, le besoin de consulter les réseaux sociaux étant beaucoup plus pressant. 

Selon des études scientifiques, la dépendance envers les médias sociaux serait plus difficile à traiter, car il est plus difficile de résister au désir de fréquenter ces « univers sociaux » en raison de leur grande disponibilité et de leur faible coût. Le besoin intense de se connecter et la remise à plus tard des obligations – études, travail, tâches administratives ou domestiques – font que l’investissement monomaniaque et exclusif dans Facebook peut prendre le dessus sur le style de vie. Un outil de dépistage – l’échelle Bergen Facebook Addiction Scale – permet de mieux dépister les typologies de ces utilisateurs.

Le téléphone intelligent

Une étude mondiale auprès de 60 550 jeunes internautes âgés de 16 à 30 ans révèle que le temps moyen consacré à l’usage du téléphone intelligent est de 3,2 heures par jour, un chiffre qui est en augmentation. La simple présence de l’appareil réduit nos capacités cognitives, car dès qu’il est mis dans une autre pièce, les résultats des tests cognitifs sont supérieurs : on réfléchit moins à son téléphone.

Ceci pose la question de la présence des téléphones en classe à cause des effets négatifs à long terme sur les performances. D’ailleurs, la France interdira le téléphone intelligent dans les écoles et les collèges dès septembre 2018.

Des pistes cliniques et préventives

· la notion de perte de temps au détriment des activités sociales habituelles ;

· le retrait : lorsque l’objet n’est pas accessible, l’utilisateur ressent de la colère et une tension pouvant provoquer des symptômes dépressifs ;

· la tolérance croissante : le besoin d’augmenter le nombre d’heures de connexion pour ressentir l’euphorie du lien ;

· les conséquences indésirables : isolement, mensonges, fatigue, troubles du sommeil, être plus dans sa bulle.

Il convient de préciser que ce n’est pas l’internet, le téléphone intelligent, les jeux vidéo ou Facebook qui constituent un problème ; c’est plutôt la relation abusive avec ces objets et ces activités qui crée le cycle de la dépendance.

Pour une « hygiène des données »

En conclusion, et sans tomber dans la technophobie, force est de constater que l’avenir n’est pas dans les appels à la déconnexion, mais dans une nouvelle « hygiène des données ».

Alors qu’il existe des signaux d’arrêt (« stopping cues ») dans les activités hors ligne (lire un journal, regarder une série télé hebdomadaire), avec l’écran, c’est l’exposition continue. Comme dirait le philosophe, c’est l’équivalent de calories vides, délicieuses, mais non nutritives. C’est le junk-food de la socialisation. Nos contacts en face à face sont vitaux pour notre équilibre psychique et notre longévité. Notre cerveau nous remercie d’ailleurs régulièrement d’avoir de tels liens sociaux réels.

La sursollicitation des jeunes nuit à leur capacité d’absorption et crée les conditions plus propices à la diminution de la capacité mémorielle.

Les jeunes trop exposés aux écrans à un bas âge montrent plus de difficultés ; certains chercheurs n’hésitent pas à faire des liens entre ces conditions et le déficit d’attention. 

Selon une étude de l’Université de Montréal menée auprès de 2000 bébés de moins de 3 ans, chaque heure d’exposition aux écrans est associée à une diminution du vocabulaire et des compétences en mathématiques, une faible participation en classe, une victimisation plus forte par les pairs et de faibles habiletés physiques. 

Avec la culture des écrans, il y a un éternel présent, alors qu’avec le livre, c’est une chose à la fois. Cet éparpillement de la concentration nuit à la mémoire événementielle qui est nécessaire au développement de l’imaginaire et, donc, de la résilience.

Dans le processus de développement, opter pour une narration qui raconte une histoire avec un avant, un pendant et un après permet de nourrir cet imaginaire nécessaire à l’équilibre en santé mentale.

Comme le dit si bien la devise : savoir plus, c’est risquer moins.

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