Ssense

secret montréalais, succès mondial

Qui connaît la société montréalaise Ssense, qui séduit les milléniaux du monde entier avec ses vêtements de luxe vendus en ligne ? Notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie a rencontré Rami Atallah, qui a fondé avec ses frères l’entreprise de 500 employés qui s’impose maintenant sur l’échiquier international. 

« J’ai commencé en mettant un jean en vente sur le web »

Ssense, une entreprise montréalaise de vente en ligne qui a aussi une boutique dans le Vieux-Montréal, réussit à conquérir les milléniaux avec des cotons ouatés à 1000 $. Mais comment ?

Dans la liste des 500 personnes les plus influentes dans le monde de la mode actuelle de l’incontournable magazine Business of Fashion, on retrouve quelques Québécois, dont les fondateurs de Want, de Frank & Oak et le designer Erdem qui vient tout juste de terminer une collection capsule pour H&M.

Mais bien haut sur cette liste prestigieuse, parmi les Canadiens, il y a un autre Montréalais, un homme qui s’appelle Rami Atallah, peu connu du grand public.

L’homme d’affaire d’origine syrienne arrivé avec sa famille de Damas à Montréal à l’âge de 15 ans, diplômé du collège Stanislas et de Polytechnique, est le cofondateur et chef de la direction de Ssense (prononcer « essence », à l’anglaise) . Démarrée en 2003, cette entreprise qui compte près de 500 employés a une boutique dans le Vieux-Montréal, mais c’est surtout sur le web qu’elle vend ses vêtements de luxe et rejoint des consommateurs dans quelque 140 pays. Seulement 17 % des ventes sont faites au Canada. Ses marques sont pour la plupart très avant-gardistes, branchées sur le pouls des milléniaux. Ssense, c’est aussi une sorte de magazine en ligne, un carrefour où la culture rencontre le commerce et tout ce qui bâtit l’air du temps.

Comme Ssense est une entreprise à capital fermé, on a peu d’information sur son chiffre d’affaires et sa profitabilité, mais le professeur Saibal Ray, de l’École de commerce Desautels de l’Université McGill, et Jean-François Ouellet, de HEC Montréal, constatent la même chose à partir des données disponibles, notamment la quantité et le rythme des embauches ainsi que les investissements :  « Cette entreprise va très bien. »

Avec ses 500 employés, la société a doublé ses effectifs depuis un an. « Et on s’attend à tripler d’ici 2020 », précise une porte-parole.

« C’est une histoire à succès canadienne », résume le professeur Ray, alors que M. Ouellet revient souvent au même adjectif pour qualifier les différents aspects du modèle d’affaires, de la gestion des stocks immenses au branding ultra serré en passant par l’utilisation de la technologie pour aller chercher les clients sur le web :  « fascinant ».

« C’est un secret bien gardé de Montréal », poursuit Debbie Zakaib, directrice générale de mmode, l’organisme de concertation de l’industrie de la mode dans la métropole. « Ils réussissent très bien, avec de nouveaux modèles d’affaires. Ils sont audacieux, ambitieux. On en est très fiers. »

« Ils sont devenus de gros acheteurs et de gros joueurs », affirme pour sa part Annie Horth, une styliste et directrice artistique qui travaille sur la scène internationale.

« Leur plateforme de vente est en train de devenir aussi importante que Net-à-Porter. »

— Annie Horth

Et Net-à-Porter, c’est la référence dans ce créneau.

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Tout ça a démarré pendant que Rami Atallah, qui a aujourd’hui 35 ans, était encore étudiant en génie mécanique à Polytechnique Montréal.

« J’ai commencé en mettant un jean en vente sur le web. Pour voir ce qui arriverait », raconte-t-il, assis dans une des salles de réunion de l’étage entier et élégamment minimaliste – à l’image de la marque Ssense – occupé par l’entreprise dans un immeuble de la rue Chabanel. « Et j’ai réussi à faire 200 $ de profit. » Puis Atallah a réessayé, et ça a encore marché. C’était un jean spécial, une édition limitée d’une marque branchée.

C’est ainsi, dit-il, qu’il a compris plusieurs choses. Que dans le monde, il y avait des milléniaux intéressés par la mode, informés et prêts à payer le gros prix pour obtenir des produits spécifiques pas nécessairement mis de l’avant par les détaillants traditionnels de vêtements de luxe. Qu’une boutique en ligne, donc accessible de partout, s’imposait. Qu’il fallait trouver une façon de dénicher ces consommateurs. Et qu’une des façons serait la création de tout un univers culturel taillé sur mesure pour eux.

Donc, Ssense est aussi un webzine piloté par une vedette des magazines de style underground, le Berlinois Joerg Koch ; c’est une atmosphère, un univers esthétique. Quand on visite les studios, on ne peut pas prendre en photo librement ceux qui prennent des photos pour le site web parce que cela fait partie des secrets industriels gardés jalousement par l’entreprise.

Et Ssense est un formidable dénicheur de marques émergentes qui font courir les acheteurs avant-gardistes de Tokyo ou Londres. Si vous cherchez du Jacquemus ou du Marine Serre, par exemple, marques pointues à fond, il y en a. Ça coûte les yeux de la tête, note le publicitaire Claudéric Saint-Amand de chez Bob, un amateur de mode néanmoins toujours surpris qu’il y ait une clientèle pour des prix aussi élevés en ligne. « Le luxe, d’habitude, ça s’achète dans un contexte d’expérience. »

Mais quand on fait partie de la niche pointue, mais ultra passionnée que Ssense a ciblée, suggère Jean-François Ouellet, de HEC Montréal, on achète quand même.

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« Donc, après avoir vendu mes jeans, je me suis dit qu’il y avait une opportunité », poursuit Rami Atallah. On était en 2003. Il lui restait deux ans encore à Poly avant d’obtenir son diplôme. La boutique en ligne est devenue un projet scolaire. Une fois sorti de l’école, ses deux frères et lui se sont associés. Le père, lui-même un ancien ingénieur devenu homme d’affaires dans le monde de l’acier en Syrie, a investi. La famille Atallah venait de se lancer à nouveau en affaires.

« Les encouragements de notre père ont été vraiment cruciaux », laisse tomber Atallah. « Et le fait que nos parents nous fassent déménager ici au Canada a été une décision de visionnaires », ajoute-t-il. La famille ne sait même plus ce qui advient de la maison qu’il lui restait en Syrie…

Par contre, ce qu’elle sait, c’est que Ssense, qui a été financée entièrement par du capital familial et bancaire, croît rapidement, mais à son propre rythme.

« Je crois vraiment dans la croissance durable, organique. On est arrivés où on en est très graduellement. »

— Rami Atallah, cofondateur et chef de la direction de Ssense

Et où est l’avenir ?

Il est dans l’intelligence artificielle pour mieux définir les prix, exactement là où le client est prêt à aller. Pour gérer les stocks, car Ssense a physiquement en sa possession tout ce qu’elle vend, à tout le moins pour faire des photos de chaque article, à sa façon, afin de le mettre sur le site web. L’entrepôt est près de Dorval. L’avenir, dit l’homme d’affaires, est aussi dans les robots pour faire fonctionner les entrepôts de façon constante, même pour les demandes fortes et subites.

L’avenir est aussi dans une nouvelle boutique dans le Vieux-Montréal en 2018, beaucoup plus grande que la boutique actuelle de la rue Saint-Paul, qui marche très bien, dit M. Atallah. Parce que le commerce « à pied », dit-il, demeurera toujours crucial.

L’avenir, c’est aussi l’embauche et encore l’embauche de gens recrutés pour leur talent plus que pour leur expérience. « On se retrouve devant des défis nouveaux. On ne cherche donc pas des solutions traditionnelles. »

« Dans cinq ans, poursuit l’homme d’affaires, je me vois en train d’avoir du plaisir, de voir tout le monde grandir, en train de rejoindre un plus grand public. »

Et se voit-il toujours à Montréal, au Canada ?

« Être ici, c’est une bénédiction. »

Six clés pour comprendre ssense

Analyse numérique

Selon les professeurs Jean-François Ouellet et Saibal Ray et le publicitaire Claudéric Saint-Amand, la capacité d’analyse et d’utilisation des données mise en place par l’entreprise fondée par des ingénieurs est spectaculaire. Saibal Ray ajoute que l’entreprise a été sollicitée pour travailler avec la nouvelle École Bensadoun de gestion de la vente au détail, associée à l’École de commerce Desautels de l’Université McGill. « Leurs approches sont tellement fines, dit-il, qu’on a beaucoup à apprendre d’eux. »

Marges

Tout le monde s’entend : Ssense a eu du courage et du flair en choisissant un secteur difficile à percer, le vêtement de luxe, mais où les marges de profit sont spectaculaires.

Rareté

Selon Saibal Ray, l’entreprise a eu du flair aussi pour autre chose :  choisir un secteur, la mode de luxe d’avant-garde, où la rareté de produits pour lesquels la demande est forte, donc au cœur de modes aussi passionnées que passagères, permet de demander des prix hors du commun.

Stocks

Selon Jean-François Ouellet, de HEC Montréal, on ne connaît pas les secrets de gestion de l’entreprise, mais on peut se douter que sa gestion des stocks est très raffinée, puisqu’on parle d’investissements majeurs que l’entreprise semble tout à fait capable de soutenir. Le délai entre le paiement immédiat des clients et le paiement à moyen terme des fournisseurs – de 30 à 90 jours – est certainement « un facteur qui ne nuit pas ».

Marque

Autre élément « fascinant », note Jean-François Ouellet, de HEC Montréal : comment Ssense impose son style et sa marque à tous les produits mis en vente, avec photos, sur le site. « D’habitude, les marques insistent pour que leurs produits soient vendus dans l’univers visuel notamment de leur marque. » Là, Ssense vend des produits en leur donnant son image, comme si c’était sa marque maison.

Prix

Les produits vendus chez Ssense ne sont pas tous offerts à des prix faramineux, mais plusieurs le sont. Comment réussit-elle à vendre quand même ? Dans tous les secteurs, il y a toujours une toute petite portion du marché, explique Jean-François Ouellet, constituée de consommateurs qu’on appelle les visionnaires ou les fanatiques, des gens très avant-gardistes pas nécessairement fortunés, mais qui choisiront de payer cher pour des articles précis. Et il y a ensuite une autre part du marché constituée de gens très riches qui vont payer n’importe quel prix. Tous ces gens, Ssense va les chercher.

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