Le jour de Rabii

Lettre d’amour à mon chat

Cher Henry Ford,

Tu t’appelles comme ça parce que tu es un chat efficace. Je ne t’ai pas baptisé Frederick Taylor parce que j’ai entendu que Taylor mesurait la distance entre les ustensiles et les couverts en mettant la table. Et tu n’as pas le droit de toucher aux ustensiles. Ni aux couverts. Ni d’être sur la table.

Et je sais que t’es dessus en ce moment ; tu y bondis dès que j’ai le dos tourné. Descends, connard.

Fait presque un an que t’es dans ma vie. Depuis les débuts de mon journal intime ici, je te lis mes textes en les écrivant. Je ne te les lis pas ; je les lis en ta présence. 

Des fois, tu te bouffes l’entrejambe pendant la lecture. C’est disgracieux, mais je me dis qu’au moins, tu ne juges pas. De toute façon, même si tu voulais : juger quelqu’un en se toilettant les parties, c’est rarement crédible.

Si un jour tu meurs, ça ne me gênera pas de montrer que j’ai de la peine. Parce qu’il y aura une perte. Une perte de présence. Une perte de communication.

Peut-être pour ça qu’on s’attache à nos animaux : le renvoi. Le renvoi d’affection, le renvoi d’émotion. Le renvoi de regards. On s’attache à nos animaux parce qu’on communique avec eux.

Aucun langage commun. On ne se parle pas, mais on communique. Sans mots, mais c’est pas grave : tu seras sûrement d’accord avec moi, Henry, mais le sens de ce qu’on essaie de communiquer au quotidien se noie parfois dans les mots.

Entre l’énoncé originel, les explications, les justifications, les rétractions, puis la reformulation, il y a souvent une mer.

Je le dis en toute humilité ; je vis de mots : les mots nuisent parfois à la communication.

Pas avec toi. Tout est toujours clair. Quand t’as faim, tu miaules. Quand t’as soif, tu miaules. Quand tu veux de l’affection, tu miaules. Quand t’en veux plus, tu miaules.

On est bien, Henry Ford.

Me rappelle le temps où je travaillais en centre d’appels. Une dame avait perdu son chat. Quinze ans. Le quart de sa vie qu’elle l’avait eu. Pas rien.

Elle était complètement bouleversée. Mari décédé, enfants grands plus là. Le chat avait sa photo encadrée sur son bureau parmi celles du monde qu’elle aime.

Elle avait demandé deux jours de congé. Faire son deuil. Sa chef d’équipe ne lui en avait consenti qu’un. « Deux jours pour un chat, non », qu’elle avait dit. Probablement sans vouloir blesser, mais définitivement sans vouloir compatir.

« Comment ça, "pour un chat" ? Je l’aimais mon chat, comme on peut aimer un humain, comme tu peux aimer ton chum », qu’elle avait répliqué, boule dans la gorge.

« Non. Pas comme je peux aimer mon chum. » 

Fin de la discussion. Une journée. Pas plus. Ça avait vraiment blessé ma collègue.

Un jour, t’auras peut-être un statut, Henry Ford. Quelque part entre l’objet et l’humain, ce serait bien.

Cela dit, je ne crois pas que tu puisses aimer un chat « comme » un chum ou une blonde, mais je crois que tu peux l’aimer autant.

Cette manie de doser l’amour, vouloir le proportionner, vouloir le diluer pour certains et le concentrer pour d’autres.

Et cette poutine qu’on fait avec « amour », « proximité », « intimité » et « sexualité ». Dévaluer la chose asexuée. Pas d’amour sans pénétration.

La vérité, Henry Ford, est que je t’aime plus que certaines personnes que j’ai fréquentées.

Des personnes avec qui ça ne s’est pas fait selon cet ordre : proximité, intimité, sexualité. Tout chamboulé. T’as le temps de faire le tour deux, trois fois et de t’installer confortablement avant de voir que ça clique pas.

Je digresse.

Tu me fais faire des choses peu rationnelles, Henry Ford. Par exemple, tu vas souvent t’allonger sur le calorifère, dans la cuisine. Et à chaque fois que je te vois là, je lâche instinctivement tout ce que je fais et je vais m’assurer qu’il est éteint. Même en été.

C’est complètement irrationnel : tu n’irais pas là si le chauffage était en marche. Cela dit, peut-être que les nerfs de ton flanc, de tes cuisses et de tes coussinets plantaires sont morts : je voudrais pas que tu prennes feu parce que tu n’as pas compris à temps que c’était chaud.

Pendant un moment, dans ma tête, tout ça est logique.

Seule chose qui me gosse et que j’exige de voir corrigée, c’est la nuit, après un arrêt à la litière, quand tu viens te coucher près de mon oreiller avec ta cenne noire à deux pouces de ma face. L’odeur envahit mes rêves.

Aussi, je te trouve un peu connard les jours où je dois ouvrir une canne de thon pour que tu viennes me coller.

À part ça, je pense que tout se passe bien entre nous.

Je pense qu’on s’aime.

Et je te l’ai déjà dit ; l’amour que je te porte n’est pas le fruit de ce qui fait de toi un animal, mais bien le fruit de ce qui fait de moi un humain.

Fait que c’est ça, je t’aime, Henry Ford. Et jamais je ne t’abandonnerai.

Sauf si je déménage et que les chats sont interdits.

C’t’une joke.

Descends de la table.

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