Chronique

Les vies après la mort

« Quand Québec-Transplant m’a appelée pour me dire qu’il y avait huit organes qui avaient été prélevés, j’étais tellement contente, je braillais de joie. Je me suis dit que c’était peut-être ça l’éternité, que ça aurait au moins servi à ça. »

Le fils de Denise Guay venait de mourir, à 18 ans. Un accident de la route.

« À travers toute la peine qu’on avait, toute la douleur, le don de ses organes a été la seule parcelle de réconfort. Qu’on ait pu poser ce grand geste, un geste de générosité, savoir qu’il avait sauvé, changé des vies… »

Alexandre n’avait pas signé sa carte. La décision a dû être prise par ses parents. « Quand la dame de Québec-Transplant est venue me voir, elle n’a pas pu terminer sa phrase : “Est-ce que vous avez envisagé…” Ma réponse a été oui tout de suite. »

Denise a pu dire oui.

Denise ne veut pas que le Québec suive l’exemple de l’Espagne, où le prélèvement d’organes est automatique si la personne n’a pas signifié son refus avant de mourir. Elle veut que les Québécois puissent continuer à dire oui, qu’on les y incite, qu’on les y encourage, qu’on leur raconte le bien que ça fait.

Pas qu’on les y oblige.

Ça vaut aussi pour ceux qui ont signé leur carte. Quand on demande à la famille son consentement, « on lui donne la chance de dire oui ».

Elle tient à ce que le don d’organes reste un don, un geste de générosité. « Si j’avais été en Espagne, ils auraient pris mon fils après sa mort, seraient partis avec, se seraient servis, ils me l’auraient ramené après… »

Au Québec, Denise a pu refuser que les médecins prélèvent la peau et les os. Elle a donné le reste : le cœur, les poumons, le foie, les reins, les cornées et le pancréas. Son fils était un donneur idéal.

Deux jours avant, il roulait entre l’Abitibi et Bromont, entre son père et sa mère, il revenait de sa semaine de relâche. La tempête s’est levée. Un peu après Mont-Laurier, les conditions se sont dégradées, Alexandre a appelé sa mère pour lui dire qu’il serait en retard. Comme toute bonne maman, elle lui a dit d’être prudent.

Cinq minutes plus tard, sa voiture dérapait dans une courbe.

Alexandre a été transféré à Montréal, à l’hôpital Sacré-Cœur, entre la vie et la mort. Denise est partie de Bromont, est allée chercher la copine d’Alex, a roulé dans la tempête jusqu’à son fils. Il était 22 h.

Arrivée à l’hôpital, Denise a couru à l’urgence pour voir son garçon. Elle ne pouvait pas. « Ils m’ont dit qu’il fallait d’abord le stabiliser. » À 4 h, un médecin est entré dans le petit salon où attendaient Denise, le père et la blonde d’Alex. L’urgentologue s’appelait Dr Panic, ça ne s’invente pas.

Les trois prochains jours allaient être déterminants.

Vers 5 h 30, Denise a finalement pu tenir la main de son fils, branché de partout, inconscient. Elle ne quittait pas des yeux le moniteur indiquant la pression à l’intérieur du crâne: la survie tenait à ça. Le soir, la pression a monté, Denise a demandé de voir le médecin. « Jusqu’où vous êtes prêts à aller pour le maintenir ? »

Elle savait que son fils ne s’en sortirait pas indemne.

Le lendemain matin, le 10 mars 2003, la pression du crâne montait sans jamais fléchir. Les médecins ont abdiqué. Denise aussi. « Je lui ai pris le bras, je lui ai dit : “C’est ta vie, fais-en ce que tu veux, je vais m’arranger.” »

Alexandre a rendu l’âme à 13 h 30, la dame de Transplant-Québec est venue voir Denise peu de temps après. Les procédures pour le don d’organes se sont mises en branle aussitôt, mais il a fallu plusieurs heures avant que les équipes ne soient prêtes à intervenir. Alex est entré en salle d’opération dans la nuit.

« C’est compliqué, donner des organes. Il y a le formulaire à remplir, mais surtout l’attente. Ç’a pris toute la journée. Alex est parti à 13 h 30, il est mort, mais il respire encore. Il est encore chaud. Si je m’en vais, est-ce que je l’abandonne ? » Les gens de l’hôpital lui ont suggéré d’aller attendre chez elle.

Le téléphone a sonné à 7 h 30. « Ça m’a fait du bien de savoir que ses organes avaient été prélevés. En les donnant, j’ai accepté que des personnes vivent grâce à moi, grâce à Alex. Les enfants qu’il n’aura pas, peut-être que d’autres en auront grâce à ça, qu’ils auront des vies de famille… »

Tous ceux qui reçoivent un organe peuvent envoyer une lettre aux proches du donneur, en passant par Québec-Transplant. Denise en a reçu une seule, de la dame qui a hérité de la cornée d’Alex. « J’étais tellement contente. On n’a pas sauvé la vie de cette femme-là, mais on l’a changée, on lui a permis de voir. »

Cette femme-là a dit merci.

Si on avait pris les organes sans le lui demander, Denise n’aurait peut-être pas autant apprécié. « Laissez aux gens le choix de donner. Laissez-leur la chance d’avoir cette douceur, dans ces temps où il n’y a rien de doux. »

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