La Presse à Val d'Or / Hockey autochtone

Fous

C’est un des plus importants tournois de hockey au Québec. C’est aussi le plus grand rassemblement autochtone de la province. Chaque année, des milliers de membres des Premières Nations convergent vers Val-d’Or avec une idée en tête : gagner. Les hôtels débordent. Les arénas aussi. Portrait du pow-wow de l’ère moderne.

UN DOSSIER DE GABRIELLE DUCHAINE ET D'OLIVIER JEAN

Les nouveaux pow-wow

VAL-D’OR — « Chez nous, c’est froid et glacé. C’est logique qu’on adore le hockey. »

Le hockey, beaucoup d’autochtones l’ont dans le sang. Plus que ça, ils en sont complètement fous. Ça, et le ballon-balai, pourtant pratiquement disparu des patinoires du Québec.

Dans certaines communautés, la moitié de la population pratique l’un ou l’autre de ces sports. Pas étonnant, alors, qu’un des plus gros tournois annuels de la province soit organisé par les Cris.

Nous sommes à Val-d’Or. Comme chaque année, le premier week-end de décembre, la ville est prise d’assaut par des milliers de membres des Premières Nations qui convergent vers les hôtels, les commerces et, surtout, les patinoires. En tout, quelque 1300 joueurs adultes, dont certains de très haut niveau, s’affrontent durant quatre jours.

« C’est le plus gros rassemblement autochtone de la province. »

— Charles J. Hester, un Cri de Waskaganish, sur la Baie-James, qui organise l’événement

« Il y a des équipes qui viennent de partout au Québec et même de l’Ontario et du Grand Nord. Des Cris, bien sûr, mais aussi des Montagnais, des Attikameks, des Algonquins, même des Inuits. C’est un peu le nouveau pow-wow. »

Nous le rencontrons en plein tournoi dans les gradins du Centre Air Creebec. L’aréna sert généralement aux Foreurs, de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. « On arrive à le remplir », claironne M. Hester.

Depuis des siècles, explique-t-il, les autochtones des différentes nations se donnent rendez-vous pour faire du troc, célébrer des mariages, danser et s’affronter dans des concours d’adresse. « On ne vit plus comme ça aujourd’hui. Les tournois de hockey ont un peu remplacé ces événements. »

Chez les Cris, la force physique a toujours été célébrée, raconte Bertie Wapachee, de la communauté de Chisasibi. L’homme passe la fin de semaine emmitouflé dans son manteau à siroter du café près de la glace pour encourager sa femme et sa fille, qui jouent toutes les deux dans des équipes de ballon-balai – ballon sur glace de son nom officiel.

« Historiquement, on a toujours fait des compétitions. Celui qui lève la plus grosse bûche. Celui qui lance la roche le plus loin. » C’est entre autres pour ça, croit-il, que son peuple a développé une telle passion pour le hockey.

Une passion issue, pour plusieurs, de l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire autochtone au Canada : les pensionnats.

Allan Saganash est lui aussi venu comme spectateur. À 67 ans, il a trop mal au dos pour enfiler ses patins. « Ça me manque », admet-il.

L’homme a été un des premiers à amener le hockey dans sa communauté de Waswanipi, près de Chibougamau, à sa sortie du pensionnat de Sault Ste. Marie à la fin des années 60.

« Les chasseurs me regardaient patiner sur le lac et ils trouvaient que ça avait l’air facile. Je leur prêtais mes patins, et ils voyaient bien que ce n’était pas le cas », raconte-t-il, appuyé sur une rambarde, les yeux rivés sur la partie qui se déroule plus bas.

Chez lui comme ailleurs, le sport a enflammé les esprits.

Pour le tournoi, Waswanipi un village de moins de 2000 habitants, a neuf équipes sur la glace dans les différentes catégories. Son équipe élite, les Chiefs, est l’une des grandes puissances.

Comme d’autres formations, elle a loué les services d’un gardien de but « blanc » à Montréal pour améliorer ses chances de victoire. Les gardiens de haut niveau sont une denrée rare dans plusieurs communautés autochtones. « On a droit à deux joueurs “étrangers” », nous explique le capitaine, Joshua Blacksmith.

C’est toutefois la petite communauté algonquine de Lac-Simon, grande rivale de Waswanipi, qui a la plus forte présence : 14 équipes de hockey et de ballon sur glace pour une population de 1300 personnes.

« Nous et Waswanipi, c’est comme Canadien-Bruins », rigole Lucien Wabanonik, membre du conseil de bande… et des Old Bucks de Lac-Simon, dans la ligue des Old Timers.

Si Lac-Simon est surtout connu pour ses problèmes de surpopulation, les allégations par certaines femmes de mauvais traitements par des policiers de la Sureté du Québec et la mort d’un policier lors d’une intervention qui a mal tourné en 2016, c’est aussi un village passionné des sports de glace. Quiconque y est déjà allé aura remarqué que presque chaque maison affiche haut et fort les couleurs d’une équipe de la LNH, rarement la même d’une porte à l’autre.

« Pratiquement la moitié des gens jouent dans une équipe », dit Lucien, qui confie que l’un des plus grands rêves de ses concitoyens, c’est d’avoir un jour un aréna.

Dans une réserve où il manque 300 maisons, le rêve est loin de la réalité.

***

Samedi, 9 h. Derrière le banc des Axemen de Nemaska, Jackson Jolly est le porteur d’eau. Jeune, il avait du talent. Beaucoup. « J’étais sérieux. Je m’entraînais fort », dit-il.

À 20 ans, il a été victime d’un accident de la route. Les médecins ont prédit qu’il ne remarcherait plus. « J’ai perdu ma carrière », raconte l’homme de 42 ans.

Après des mois de physiothérapie, il a défié les pronostics. Dix ans plus tard, il rechaussait les patins. « Je désirais un miracle et je l’ai eu. »

Son histoire en a fait une sorte de héros. Charles J. Hester, l’organisateur, se souvient d’avoir été étonné par les cris de la foule lorsque Jackson Jolly sautait sur la patinoire lors de tournois précédents. « J’ai demandé : “C’est qui, ce gars ?” C’est là qu’on m’a raconté son histoire. Il est vraiment populaire. »

M. Jolly n’est pas le seul à animer la foule.

Sur la glace adjacente à la patinoire principale, où un âpre match de ballon-balai se joue, les partisans sont au bord de l’hystérie.

Celles qui provoquent autant de réactions, ce sont les Ice Stars de Wemindji, rien de moins que les championnes du monde (vous avez bien lu) de ballon sur glace à la Coupe Challenge des Mondiaux 2016 à Regina.

« On est tellement fiers. Pour nous, le ballon, c’est aussi gros que le hockey », lâche entre deux hurlements de joie Philip Visitor, papa de trois filles dans l’équipe.

Après la partie, gagnée, les joueuses ne cachent pas leur satisfaction dans le vestiaire. « Les gens savent qui on est maintenant », confie la gardienne de but Elizabeth Shashaweskum.

« En 2016, c’était notre première expérience aux Mondiaux. On ne savait pas à quoi s’attendre et on a gagné », dit-elle, encore un peu surprise, tous ces mois plus tard.

Certaines des filles jouent ensemble depuis la fondation des Ice Stars en 2003. Beaucoup ne vivent pas dans leur communauté de Wemindji, près de Radisson. Pour elles, le tournoi de Val-d’Or est la seule occasion de se retrouver. « C’est autant physique que social », note Elizabeth.

De retour sur la glace principale, c’est au tour de l’équipe inuite venue du village nordique d’Inukjuak de se mesurer. Contre les joueurs cris de l’équipe adverse, des mastodontes, les Inuits ont l’air d’enfants. « Wow ! ils sont vite », commentent des joueurs qui attendent leur tour près de la baie vitrée pendant que les athlètes du Grand Nord se faufilent jusqu’au but.

Sur les 13 membres de l’équipe, neuf sont passés par le défunt programme de l’ancien hockeyeur professionnel Joé Juneau au Nunavik. Les joueurs ont payé 22 000 $, amassés à coups de collectes de fonds, pour participer au tournoi. Ils ont dû prendre l’avion jusqu’à Montréal pour ensuite remonter à Val-d’Or.

Mais ils tenaient absolument à y être. « Je voulais que les gars vivent cette expérience. Chez nous, on joue toujours contre les mêmes équipes. Je voulais qu’ils se mesurent à d’autres équipes. Qu’ils rencontrent des gens. Qu’ils vivent quelque chose de nouveau », dit le capitaine, Conlucy Kutchak.

Un désir qui résume bien l’esprit du tournoi.

« C’est une des meilleures façons de se guérir. De se guérir par le sport. D’encourager nos enfants à se maintenir en santé physiquement, psychologiquement et spirituellement », dira à la foule la chef de Lac-Simon, Adrienne Jérôme, lors de la cérémonie d’ouverture de l’événement. « Une occasion de s’unir. De cohabiter. De former une seule nation. »

Quelques secondes plus tard, son fils Hakim sautera sur la glace dans l’uniforme des Beavers de Lac-Simon sous les cris des membres de sa communauté venus par centaines pour un classique aussi intense qu’attendu : Waswanipi contre Lac-Simon.

Les Algonquins repartiront bredouilles… jusqu’à l’année prochaine.

Joe Saganash : la légende 

VAL-D’OR — « Avez-vous rencontré la légende ? »

La question a bien dû nous être posée dix fois en deux jours.

La légende, c’est Joe Saganash, 53 ans, de la communauté crie de Waswanipi, près de Chibougamau. Le hockey, c’est au pensionnat qu’il l’a appris. Sa planche de salut.

Chez les Cris, l’homme, petit et discret, est plus grand que nature.

On murmure même qu’il aurait compté un but contre Patrick Roy lors de son passage dans les ligues juniors. De la pure fantaisie, nous dira Joe en riant.

« J’ai été recruté par la même équipe que Patrick, mais pas la même année. »

— Joe Saganash

C’était avec les Bisons de Granby. Il n’a finalement pas joué pour eux, se retrouvant plutôt dans une ligue junior de l’Ouest canadien.

Joe, le petit frère du député néo-démocrate Romeo Saganash, est l’un des premiers Cris du Québec à avoir atteint un tel niveau. Dans les années 80, son nom avait fait son chemin jusque dans les médias « blancs ».

Le sport l’a fait voyager. Il a joué dans des ligues en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique et au Québec. Trente ans plus tard, il n’a pas perdu la touche. Le week-end dernier, il était attaquant pour une équipe dont les autres joueurs sont d’au moins 20 ans ses cadets.

Pour beaucoup, il est devenu une idole. Une coupure de journal de 1980 le décrit comme un des grands espoirs du sport. « Tout le monde disait que j’étais bon. J’étais un magicien avec la puck. J’avais de la vitesse et des bonnes mains. »

Le hockey au pensionnat

Pourtant, quand Joe était enfant, il n’y avait pas de patinoire à Waswanipi. Il n’y en avait pas plus quand il est devenu ado. En fait, à l’époque, au village, pratiquement personne ne savait patiner.

Comme nombre d’autochtones de sa génération, c’est au pensionnat qu’il a découvert le sport.

Il n’avait que 5 ans lorsqu’il a été arraché à sa famille et envoyé au pensionnat autochtone de La Tuque avec son frère Roméo. Il y a vécu jusqu’à l’âge de 14 ans. Les autres enfants de la fratrie, plus vieux, ont été placés en Ontario.

« Au début, ç’a été très dur. Je pleurais beaucoup. Le hockey m’a aidé. Au lieu de m’ennuyer, je jouais. »

À l’époque – nous sommes dans les années 70 –, l’équipe du pensionnat affrontait celle, civile et blanche, de la ville de La Tuque. Joe était de loin un des meilleurs, tous joueurs confondus, se souvient-il. « L’équipe de La Tuque n’a pas eu le choix de me prendre. »

Les week-ends, il quittait le pensionnat pour accompagner les autres joueurs en tournoi un peu partout en Mauricie.

« J’oubliais que j’étais pensionnaire. Ça me permettait de sortir de là. J’étais un des seuls qui pouvaient sortir. »

Au sujet de ses neuf années au pensionnat, Joe n’a qu’un bon souvenir : le sport.

Son meilleur moment de hockey, c’est avec les Indiens du Québec qu’il l’a vécu. Chaque année, cette équipe d’étoiles rassemblait les meilleurs joueurs autochtones des pensionnats, le temps du célèbre tournoi pee-wee de Québec.

Ses yeux brillent lorsqu’il nous raconte l’affrontement entre les Indiens du Québec et l’équipe de la communauté mohawk de Kahnawake, partie qu’il se souvient d’avoir remportée.

Par combien ? « Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que le Colisée de Québec était plein et Max Gros-Louis [l’ancien chef de la communauté de Wendake] jouait du tambour entre les périodes. »

À 15 ans, il est allé vivre avec sa mère à Senneterre, où il a continué à jouer. Puis il a été recruté par une équipe midget de Chibougamau et il a grimpé les échelons jusqu’au junior AAA.

Certains le voyaient encore plus loin.

Bertie Wapachee, un Cri de Chisasibi et grand fan de hockey, croit qu’il a été victime de la couleur de sa peau. « S’il y en a un qui aurait dû avoir une carrière, c’est lui. »

Son grand frère Allan Saganash blâme plutôt, sourire taquin aux lèvres, sa trop petite taille.

Joe, lui, jouait pour le plaisir. Il jouait aussi pour oublier. « Ça m’a toujours fait du bien. »

Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il ne ferait pas carrière patins aux pieds, il est rentré à Waswanipi, où il est aujourd’hui policier. Il a enseigné son sport aux enfants.

Au fil du temps, il a été à la fois témoin et artisan de la naissance d’une passion collective qui, encore aujourd’hui, fait vibrer les communautés cries.

Dans l'uniforme des Chiefs

« Le hockey, c’est la seule chose qu’on pouvait faire. On jouait tout le temps. » Joshua Blacksmith est capitaine des Chiefs de Waswanipi. Enfants, les 15 joueurs ont appris le sport sur la même glace. Plus vieux, tous ont joué du hockey de haut niveau. « Il peut y avoir beaucoup de négativité, dans les réserves, et le hockey nous sort de ça. » La Presse a accompagné les Chiefs dans les coulisses du tournoi.

Silas Blackned : le modèle

VAL-D’OR — Silas Blackned n’hésite pas à le dire : le hockey lui a sauvé la vie.

« Sans ça, je ne sais pas ce que je serais, mais je ne serais certainement pas l’homme que je suis aujourd’hui », confie le Cri de 31 ans, père de deux enfants.

Silas avait 5 ans lorsqu’il a perdu sa mère, battue et abandonnée sur le terrain d’un motel de Val-d’Or en novembre 1991. Un quart de siècle plus tard, personne n’a été arrêté pour la mort de Rose-Ann Blackned. Les procureurs estiment ne pas avoir suffisamment de preuves pour accuser les suspects, deux femmes originaires de Nemaska, la communauté d’où viennent Silas et sa famille.

En 1991, donc, le garçon a été recueilli par ses grands-parents.

« C’est mon grand-père qui m’a appris à jouer au hockey. On jouait des heures et des heures après l’école. Il n’y avait pas d’aréna à Nemaska, alors il déblayait la neige sur une partie du lac pour faire une patinoire. Je lui dis tout le temps que ça m’a sauvé la vie. »

Jeune, il avait du talent. Bien que ses grands-parents aient eu huit enfants, ils ont tout investi dans la carrière de leur petit-fils.

À l’âge de 13 ans, ce dernier a quitté son village de 700 personnes pour aller jouer à Chibougamau, la ville la plus proche, à 300 kilomètres de route. Il vivait dans une famille d’accueil autochtone à Waswanipi.

« On était 16 dans la maison de mes grands-parents, alors ça m’a fait du bien », raconte l’homme. Sans compter que le fils d’une des femmes qui a battu sa mère a vécu plusieurs années dans le même village que lui. Il le provoquait régulièrement. « Il m’écœurait parce que je n’avais pas de maman. »

À 16 ans, il était invité au camp de sélection des Foreurs de Val-d’Or et des Huskies de Rouyn-Noranda, de la Ligue de hockey junior majeur du Québec. Il a répondu à l’appel des Huskies.

« J’ai été coupé après deux parties de présaison. J’étais trop petit », dit-il.

Il garde de ce court passage un très bon souvenir.

« Pendant ces deux matchs, j’ai joué avec et contre des gars qui se sont rendus dans la LNH : Kristopher Letang, Guillaume Latendresse, Alexandre Bolduc. Les gens étaient fiers qu’un garçon comme moi, qui vient d’une aussi petite place, aille aussi loin. »

— Silas Blackned

Il a passé les deux années suivantes à Sudbury, où il a continué ses études et sa carrière de hockeyeur. À 18 ans, après six ans d’exil, il est rentré chez lui.

« Mon grand-père me disait tout le temps : joue au hockey et va à l’école. Je l’ai écouté. Le sport m’a forcé à étudier. Il m’a permis de rencontrer des gens. De voyager au Canada et aux États-Unis. Ça m’a changé. Sans le hockey, je serais sûrement un minable avec une mauvaise job. »

Les premières années, Silas a enseigné aux plus jeunes. Un aréna avait entre-temps été construit dans le village.

Lorsque son garçon le plus vieux, Charly, est né il y a 10 ans, le nouveau papa s’est trouvé un emploi plus lucratif à l’aéroport de Nemaska, où il travaille toujours. Il a recommencé à coacher récemment, ses deux garçons ayant suivi ses traces jusque sur la glace.

« On est une petite communauté. Tout le monde se connaît. On voit beaucoup d’alcool, de gens saouls. Des choses qu’on ne veut pas que les enfants voient. Moi, j’ai pu partir pour mieux revenir. Je veux que les jeunes de ma communauté puissent aller vivre ailleurs pour jouer au hockey et pour étudier et qu’ils reviennent chez nous en tant que modèles », dit Silas.

Lui-même est un exemple pour les jeunes de Nemaska.

« Quand je suis revenu, les parents me disaient souvent que leurs enfants voulaient être comme moi. »

Aujourd’hui, il veut transmettre ce rôle au plus grand nombre de jeunes possible.

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