Chronique

Une question d’identité

On parlait cette semaine, au souper, de la précarité des médias écrits. De l’importance de la presse régionale. De la corruption qui a le champ libre lorsque les chiens de garde de la démocratie ne peuvent plus faire leur travail. Fiston, d’abord sceptique (« Pourquoi j’aurais besoin de nouvelles de Granby ? »), a très bien saisi l’enjeu.

Puis la discussion a bifurqué vers la télé et il m’a confié qu’il ne regardait presque plus de télévision québécoise. Lui qui a été biberonné aux DVD de Passe-Partout (première mouture), qui refusait de regarder des émissions en anglais et qui a dévoré en ligne, de son propre chef, tous les épisodes des Parent.

Aujourd’hui, ce qu’il consomme en matière audiovisuelle se trouve quasi exclusivement sur YouTube ou Netflix. Et vient de l’étranger. Je lui ai rabâché, pour la énième fois, mon discours sur l’importance de la télévision comme vecteur de transmission et de pérennité de la culture québécoise. On sous-estime, mon cher fils, « le pouvoir infini du câble »…

Mais en regardant plus tard en différé un match de soccer sur une plateforme numérique à laquelle je suis abonné, j’ai dû me rendre à l’évidence : depuis le début de l’été, en deux mois, je n’ai pas regardé plus de cinq ou six heures de télé. De télévision conventionnelle, s’entend.

En fin de soirée, lorsque j’ouvre le téléviseur, mon premier réflexe – conditionné depuis l’adolescence – n’est plus de me brancher sur le câble, mais de regarder des films sur des plateformes numériques (où il y a très peu de contenu québécois). Un inédit de Wes Anderson, un classique d’Agnès Varda, un documentaire sur le film maudit d’Orson Welles. J’ai même revu Easy Rider, quelques jours à peine avant la mort de Peter Fonda.

Ma télévision n’a plus, pour ainsi dire, la même fonction qu’autrefois. Je ne suis pas le seul, bien sûr, à ne plus attendre le rendez-vous hebdomadaire prévu avec mes émissions préférées (que j’enregistre). Je n’ai même plus besoin du câble pour voir les matchs du championnat de soccer anglais, le week-end. Je pourrais presque m’en passer…

Je n’en suis pas fier, mais comme bien d’autres qui font de la télé, je suis un cordonnier mal chaussé.

Ce n’est pas ça le plus désolant. Le plus désolant, c’est que tout un pan de la culture québécoise semble passer sous le nez de mes enfants.

Avec la multiplication en cours des plateformes numériques de géants comme Disney et Apple, comment la télévision québécoise arrivera-t-elle à se démarquer au cours des prochaines années ? Pourra-t-elle profiter encore longtemps de l’exception culturelle que représente le Québec vis-à-vis du reste du Canada, avec son public fidèle, son star système distinct et sa langue propre ? Trop tabler là-dessus me semble bien périlleux…

Cette semaine, la Coalition pour la diversité des expressions culturelles (CDEC) a lancé la campagne Sauvons notre culture, afin que les candidats aux élections fédérales agissent concrètement pour que les services de diffusion en continu internationaux soient soumis aux mêmes règles que les diffuseurs canadiens. Cela tombe sous le sens.

Le combat, à bien des égards, est le même que celui auquel font face les médias écrits. Les revenus publicitaires de la télé migrent de plus en plus vers le web. Les deux tiers des Canadiens consomment leurs contenus audiovisuels sur les plateformes de diffusion en continu ou en téléchargement. C’est la nouvelle façon d’accéder à la culture, au sens large (pour ne pas dire américain).

Quel est l’avenir de la culture québécoise dans cet environnement décloisonné, sans réelles contraintes, où la seule règle établie semble être « au plus fort la poche » ? L’impact sur notre télévision de la migration vers les nouvelles plateformes se fait sentir non seulement dans la baisse des abonnements au câble, mais dans le financement des œuvres et la rémunération des artistes (dont le revenu médian est de 23 100 $, soit environ la moitié de celui de la population active).

Les musiciens subissent les contrecoups de ces changements depuis longtemps. Selon l’ADISQ, un album n’est aujourd’hui « rentable » qu’après 30 millions d’écoutes en ligne (contre 15 000 copies « physiques »). Trente millions ! Seulement pour faire ses frais. En moyenne, les auteurs-compositeurs ont reçu 54 $ de la SOCAN en 2018 en droits d’auteur provenant de sources numériques. Aussi bien dire rien du tout.

Et pourtant, comme le souligne la CDEC, qui regroupe une vingtaine d’organismes culturels canadiens, les Netflix et Spotify de ce monde « n’ont aucune obligation de mise en valeur et de financement des contenus culturels canadiens » et échappent de ce fait aux règles auxquelles sont soumis les radiodiffuseurs et télédiffuseurs locaux.

Nos dirigeants politiques donnent l’impression, depuis des années, qu’il n’y a rien à faire pour freiner le rouleau compresseur de la culture mondialisée et que l’imposition de règles contraignantes à des multinationales est aussi futile qu’inutile. Comme s’il s’agissait d’une fatalité.

Réglementer le marché n’est pourtant pas impossible : l’Union européenne l’a fait, au moyen de quotas nationaux et européens qui profitent à ses artistes et à ses diffuseurs.

L’enjeu n’est pas que financier, tant s’en faut. Il ne s’agit pas seulement de s’assurer, par exemple, que les artistes québécois aient accès à un revenu à peu près décent ou que des organismes culturels puissent envisager une survie à moyen ou à long terme. Il est question de l’avenir de notre culture et de notre identité. De ce que nous sommes et de ce qui nous lie. Au-delà des algorithmes.

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