Chronique

Ce qui tient Daniel

« Des fois, je me mets à table pis… Pis j’écris.

– T’écris ?

– Oui. Ça me desserre la gorge.

– Pourquoi ?

– Je cherche le mot. Je suis enragé contre la vie. J’ai… J’avais une vie parfaite. »

C’est Daniel Chandonnet qui parle. Je l’avais perdu de vue depuis 30 ans au moins, je jouais au hockey et au soccer avec lui, il habitait face au parc Marc-Aurèle-Fortin, et on était…

On était en première secondaire, Daniel ? Avant, même ?

N’eût été ce nom si chantant, « Chandonnet », je ne l’aurais pas reconnu quand Daniel m’a écrit.

Il voulait parler de Mathéo, son fils de 3 ans.

Mathéo souffre du syndrome de Morquio, qui est le déficit d’une enzyme imprononçable – essayez de le prononcer à voix haute –, la N-acétylgalactosamine-6-sulfatase, qui est capitale pour décomposer et éliminer les molécules de sucre. C’est une maladie orpheline, une centaine de cas au Canada, la majorité sont au Québec.

Les enfants atteints du syndrome de Morquio ont de petits troncs, des malformations osseuses. Ça entraîne évidemment une flopée de problèmes : difficultés respiratoires, difficultés à se mouvoir et compression de la moelle épinière, entre autres. Ils meurent prématurément. Dans ce corps trop petit, les organes grandissent, ce qui entraîne aussi son lot de complications.

Mais la tête, elle, la tête de Mathéo est toute « là »…

« Mathéo compte jusqu’à 40. Il connaît ses fruits et ses légumes en anglais. Il est… Il est tellement allumé. À l’affût de tout. Il écoute tout, il répète tout. »

— Daniel

Des fois, Daniel ouvre un cahier et il écrit. Il écrit ses batailles, qu’il mène avec sa blonde Sonia, pour le bien du petit, il écrit sa peur quand Mathéo a été opéré pour le sauver de la paralysie, sa peur quand il faut une anesthésie spéciale pour l’endormir avant de l’entrer dans le tube de la résonance magnétique, peur qu’il en meure, ça arrive…

« Je me demande ce que j’ai fait de mal dans ma vie, je me suis posé cette question-là : qu’est-ce que j’ai fait de mal dans ma vie ?

– Pour avoir un petit gars malade ?

– Oui. »

***

Ça s’appelle le Vimizim, c’est un médicament qui est fabriqué par Biomarin. On l’administre à Mathéo. Ça lui fait mal, il faut l’injecter. On l’injecte le vendredi. Il faut littéralement enlacer Mathéo, l’empêcher de se débattre pour lui injecter le Vimizim.

« Le samedi, Mathéo est agressif. Ça touche son humeur. Il confronte. C’est non à tout… »

Puis, le dimanche, dit Daniel, c’est tout le contraire, « c’est comme si on lui avait injecté du gaz d’avion », il a une énergie folle, il se lève à 5 h du matin, « il est en feu du matin au soir… »

Et ça dure jusqu’au mercredi.

Avant le Vimizim, qui ne guérit pas, qui donne de l’énergie – ne me demandez pas comment –, Mathéo n’était pas comme ça, il n’avait pas cette énergie.

Le Vimizim coûte 200 000 $ par année.

Ça va, son régime d’assurance collective – Daniel est employé municipal – ramasse la note. Et quand la compagnie d’assurances a fait des chichis, son syndicat a intercédé en son nom auprès de ladite compagnie. Et le problème a été réglé.

Mais l’État ne paie pas le médicament, il n’est pas sur la « liste », comme on dit, la liste des médicaments remboursés.

Pour l’instant, le médicament est payé par le programme « Patients d’exception » de la Régie de l’assurance maladie, un programme temporaire. L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) a refusé d’avaliser le Vimizim, à son premier « test ».

Le second a été fait dernièrement.

Les résultats devraient être connus bientôt.

Bref, bien des parents, aujourd’hui, vivent le stress de la réponse de l’INESSS.

***

Il y a des gens qui sont émus par les athlètes qui traversent l’Atlantique à la nage, qui escaladent les pics les plus élevés.

Moi, ce qui m’émeut, c’est l’exploit quotidien et silencieux de tous ces parents qui s’occupent d’un enfant handicapé. Je l’ai déjà écrit ici.

Cette dévotion me scie.

Et cette injustice, la loterie de la vie, cri*** de loterie de la vie, me fait hurler. Si tu veux la preuve que Dieu n’existe pas, marche une journée dans les souliers d’une mère d’enfant handicapé qui a lâché sa job pour courir les rendez-vous médicaux…

« Tu me disais que tu écris, Daniel…

–  Oui. J’avais une vie parfaite. Une petite maison à Fabreville. Pas de paiement sur nos vieux véhicules. Tout allait bien. Jusqu’à ce qu’on ait cette… cette expérience-là…

Daniel marque une pause.

… Et quand je dis ça, j’ai l’impression de trahir mon gars. Je suis obligé de voir l’état de Mathéo comme un dossier. Sinon, je suis pas capable de faire face. »

Faire face, c’est voir Mathéo souffrir.

C’est voir Mathéo déjà exposé aux regards curieux, déjà exclu des fêtes d’enfants.

C’est être content que l’automne dernier, la Ville de Laval ait retiré les modules de jeux du parc du coin : 

« Comment t’expliques à un enfant de 3 ans que, non, Mathéo, tu peux pas aller glisser, toi… Comment t’expliques que la balançoire peut le tuer ? »

— Daniel

Là-dessus, Daniel casse. Il se met à brailler. Puis, il me bredouille des excuses. Il ne braille pas, d’habitude.

Quand il a envie de ventiler…

Il prend son camion.

Je vais faire un tour, dit Daniel.

***

Peut-être avez-vous tiqué à « 200 000 $ » comme coût, pour le Vimizim.

C’est énorme. C’est pourtant pas le médicament le plus cher pour une maladie orpheline, m’a assuré Durhane Wong-Rieger, de la Canadian Organization for Rare Disorders, l’OBNL qui milite pour l’accès aux médicaments qui permettent de traiter les maladies orphelines, comme le Morquio.

« Si on payait TOUS les médicaments de toutes les maladies orphelines, dit-elle, on atteindrait à peine 5 % du budget que le secteur public paie pour des médicaments. »

Mme Wong-Rieger argue que les tests cliniques conventionnels pour déterminer si un médicament sera inscrit sur les listes des médicaments admissibles sont viciés, en ce qui a trait aux maladies orphelines : « Les échantillons sont trop petits. Notre position : si ça marche pour un individu, payons. Sinon, non. »

Entre-temps, dit-elle, il faut que les parents se battent, qu’ils émeuvent l’opinion publique pour que des ministres annulent les décisions d’organismes comme l’INESSS, partout au Canada, pour toutes sortes de maladies orphelines. Pour le Vimizim, il a fallu des manchettes pour traiter les petits malades.

« Et franchement, je suis tannée de devoir mettre des enfants à la une des journaux pour qu’ils aient des médicaments. »

— Durhane Wong-Rieger, de la Canadian Organization for Rare Disorders

***

« Qu’est-ce qui te tient, Daniel ?

– Le voir aller.

– Le voir aller ?

– Le cœur qu’il a. Le charme qu’il a… Quand je le vois danser devant Mickey Mouse à la télé, tu comprends, même si j’ai eu une journée de marde, et toutes les journées sont des journées de marde… »

Il m’explique : se lever à 4 h 40 pour préparer Mathéo pour ses nombreux traitements, aller au boulot, bosser bénévolement pour la Communauté Morquio du Québec, à peu près chaque soir, il y a toujours quelque chose à faire…

« Quand je le vois, Mathéo, ça me permet de me tenir debout. Ben quand je le vois danser, je danse avec lui. Pis on joue aux autos, après avoir dansé. Après, quand c’est fait, ça va, après, je peux continuer à être enragé. »

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