Science

Les 10 découvertes de la décennie

Une révolution génétique. Des robots qui se posent sur une comète et sur un astéroïde. Une prédiction du grand Albert Einstein vérifiée un siècle plus tard. La décennie 2010 fut tout sauf ennuyeuse en science. Voici 10 moments forts choisis par La Presse, de concert avec le journaliste scientifique à la retraite Yanick Villedieu et le rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse, Pascal Lapointe.

CRISPR-Cas9

Ce nom, CRISPR-Cas9, aux allures de code secret cache une véritable révolution. Ce sont des « ciseaux moléculaires » capables de repérer et de couper une séquence d’ADN dans une longue chaîne et de la remplacer par une autre. C’est l’équivalent des fonctions « couper » et « coller » d’un traitement de texte, mais appliqué au code de la vie. Le mécanisme a été découvert chez des bactéries dans un laboratoire de l’Université Laval (voir onglet suivant), mais a rapidement été repris par les généticiens pour manipuler le vivant avec une précision inégalée. On commence à utiliser CRISPR pour retirer des portions d’ADN problématiques chez les malades et les remplacer par des portions saines. Les chercheurs rêvent aussi de s’en servir pour produire de nouvelles variétés agricoles et même pour ressusciter le mammouth. Les défis éthiques sont à la mesure des promesses : en 2018, une équipe chinoise a utilisé CRISPR pour faire naître des bébés génétiquement modifiés, soulevant un scandale.

Mesure des ondes gravitationnelles

Albert Einstein l’avait prédit en 1916 : des évènements cosmiques d’une grande puissance peuvent faire onduler l’espace-temps comme un caillou lancé dans un lac produit des ronds dans l’eau. Il aura fallu un siècle et le budget le plus colossal jamais attribué par la National Science Foundation américaine. Mais en 2016, des scientifiques ont annoncé avoir détecté ces fameuses ondes gravitationnelles, obtenant le prix Nobel de physique l’année suivante. La prouesse a été réalisée avec des machines ressemblant à des boomerangs géants installées en Louisiane et dans l’État de Washington. Elles ont pu détecter des contractions de l’espace un milliard de fois plus petites que la taille d’un atome, provoquées par le passage d’une onde gravitationnelle à travers la Terre. Cette onde avait été générée par la collision de deux trous noirs il y a 1,3 milliard d’années à l’autre bout du cosmos.

Le boson de Higgs

La chasse a duré 50 ans. Mais en 2012, des chercheurs ont annoncé avoir détecté le boson de Higgs, surnommée « la particule de Dieu ». Prédite en 1964, cette particule est la pierre angulaire du modèle standard, qui explique de quoi est faite la matière. Sans boson de Higgs, il est impossible d’expliquer pourquoi les particules comme les électrons ont une masse. Mais cette particule se désintègre rapidement et échappait obstinément aux observations expérimentales. Dans le Grand collisionneur de hadrons, un immense accélérateur de particules enfoui sous la frontière de la France et de la Suisse, les scientifiques ont créé des collisions entre des particules circulant à très haute vitesse afin d’en créer de nouvelles. Ils ont fini par y voir apparaître le furtif boson, ce qui a ouvert la voie au prix Nobel de physique 2013 des théoriciens François Englert et Peter Higgs, qui avaient prédit son existence.

Immunothérapie contre le cancer

Et si les meilleures armes contre le cancer étaient déjà présentes dans notre corps ? C’est l’idée derrière l’immunothérapie, qui vise à stimuler ou modifier le système immunitaire pour qu’il combatte les cellules cancéreuses. Cette approche révolutionnaire est en plein boom : en février dernier, la Food and Drug Administration américaine avait déjà approuvé 43 immunothérapies contre à peu près tous les types de cancer, et plus de 1900 études cliniques sont actuellement en cours ou en voie d’être entreprises. La technique a déjà permis de multiplier l’espérance de vie des patients atteints de certains cancers, par exemple pour le mélanome métastatique. En 2018, l’Américain James P. Allison et le Japonais Tasuku Honjo ont reçu le prix Nobel de médecine pour leurs travaux sur le sujet. Mais modifier le puissant système immunitaire n’est pas sans risque, et les recherches se poursuivent pour limiter les effets secondaires de ces thérapies.

Conquérir une comète… et un astéroïde

« C’est comme atteindre une balle de fusil avec une autre balle de fusil. » Voilà comment les scientifiques ont décrit l’exploit d’avoir fait atterrir le robot Philae sur la comète 67P/Tchourioumov-Guérassimenko (selon la graphie en français), le 12 novembre 2014. L’engin avait quitté la Terre 10 ans plus tôt, accroché à la sonde Rosetta de l’Agence spatiale européenne. Philae a connu un atterrissage difficile sur la comète : son système de harpon n’a pas fonctionné, l’amenant à rouler jusqu’à ce qu’il aille se loger dans une fissure. Il a tout de même transmis de précieuses informations aux scientifiques. Rosetta, qui a tourné autour de la comète, y a même détecté des composés organiques, soutenant l’hypothèse que la vie ait pu être apportée sur Terre par une comète. L’exploit rappelle celui de la sonde OSIRIS-REx, qui a rejoint l’astéroïde Bennu (on trouve aussi la graphie Bénou) en décembre 2018. La NASA veut maintenant prélever un morceau de l’astéroïde et le ramener sur Terre.

Notre arbre génétique chamboulé

La décennie 2010 a amené les Homo sapiens que nous sommes à découvrir que notre arbre généalogique est beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait. En 2010, l’analyse génétique d’une simple phalange retrouvée dans la grotte de Denisova, en Russie, a révélé l’existence d’une espèce d’hominidés jusqu’alors inconnue, baptisée « homme de Denisova ». On a ensuite découvert avec stupéfaction que ces Dénisoviens sont réellement nos ancêtres : des traces de leur ADN se retrouvent aujourd’hui dans les populations d’Asie et d’Océanie. Autre révélation : l’homme de Néandertal, qui a dominé le monde avant de s’éteindre il y a 30 000 ans, fait aussi partie de la famille. Il a frayé avec nos ancêtres, si bien que les humains d’origine européenne et asiatique comptent entre 1 et 3 % de gènes néandertaliens. D’autres découvertes, notamment celle d’Homo naledi en 2015, ont chamboulé nos connaissances. Nouvelle espèce ? Variante d’Homo erectus ? Les anthropologues ne s’entendent plus.

Le microbiote

Les grandes découvertes ne se font pas toutes aux confins du cosmos. Les années 2010 sont celles où les scientifiques ont braqué les projecteurs sur nos propres entrailles. Ce qui les intéresse là : le microbiote, soit l’ensemble des micro-organismes qui vivent dans notre tube digestif. Ces bactéries, virus et autres organismes minuscules ne font pas que nous aider à digérer. Qualifié de « deuxième cerveau », notre système digestif compte aussi 100 millions de cellules nerveuses. Il libère des hormones dans notre sang, influençant nos émotions. En 2018, on a même découvert qu’il communique directement avec le cerveau par des circuits neuronaux. De nombreuses études ont aussi montré que le microbiote fait partie intégrante de notre système immunitaire. En 2013, la première étude clinique a démontré l’efficacité des greffes fécales (oui, il s’agit bien de greffer les excréments d’une personne à une autre) contre les infections à C. difficile.

Intelligence artificielle

Les travaux théoriques mijotent dans les laboratoires depuis les années 50, mais c’est vraiment dans les années 2010 que l’intelligence artificielle a livré ses premières véritables applications pratiques. Aujourd’hui, on peut parler à l’assistant vocal de son téléphone (Siri est apparu en 2011) ou à des haut-parleurs « intelligents » comme Google Home (commercialisé en 2016). Les voitures qui se conduisent seules ne relèvent plus de la science-fiction, l’apprentissage profond aide les médecins à repérer des tumeurs cancéreuses sur des images médicales et les algorithmes d’intelligence artificielle sont utilisés en commerce électronique pour personnaliser les produits qui nous sont proposés. Avec des chercheurs de calibre mondial comme Yoshua Bengio et Joëlle Pineau, des laboratoires autant universitaires que privés et des entreprises locales comme Element AI, le Québec est à l’avant-scène de cette révolution qui promet de se poursuivre pendant la prochaine décennie.

Trappist-1

Sept planètes d’une taille similaire celle de la Terre, dont trois situées dans la zone habitable, qui tournent autour de la même étoile. En 2015 et 2016, la description de TRAPPIST-1, un véritable système planétaire situé à 40 années-lumière de la Terre, a enflammé l’imagination. On a plus tard confirmé que ces planètes sont rocheuses et pourraient contenir de l’eau, ce qui laisse croire aux scientifiques que la vie y est possible. La découverte illustre à quel point la découverte des exoplanètes a explosé au cours de la dernière décennie. Alors que la première confirmation de la détection d’une exoplanète est survenue en 1995, on connaît aujourd’hui plus de 4000 de ces objets. On sait que les étoiles qui comptent des planètes ne sont pas l’exception, mais bien la règle. À l’Université de Montréal, l’Institut de recherche sur les exoplanètes joue un rôle de premier plan dans ces recherches. Prochain défi : scruter l’atmosphère de ces mondes éloignés pour y trouver des signes de vie.

Un bébé à trois parents

Un papa…et deux mamans. En 2016, on a appris l’existence d’un petit garçon à l’arbre généalogique bien particulier. Ses « vrais parents », un couple de Jordaniens, avaient déjà eu deux enfants morts en bas âge. La mère avait un problème avec ses mitochondries, les centrales énergétiques des cellules, qu’elle transmettait à sa descendance. Le médecin John Zhang, du centre de fertilité New Hope, à New York, a contourné le problème en utilisant l’ovule d’une donneuse dans lequel il a transféré le noyau de la « vraie » maman. Il a ensuite fertilité cet ovule hybride avec un spermatozoïde du père. L’exploit technique a soulevé un tollé, les bioéthiciens soulignant les effets inconnus de telles manipulations et le fait qu’elles aient été faites au Mexique pour échapper à la loi américaine. La percée montre que les avancées dans les nouvelles techniques de reproduction se font parfois plus rapidement que les réflexions éthiques sur leur pertinence.

Sylvain Moineau

Le Québécois derrière CRISPR

Déclencher une révolution génétique en scrutant… un fromage. C’est ce qui est arrivé au Québécois Sylvain Moineau, qui a décrit le mécanisme CRISPR-Cas9 avant qu’il soit utilisé pour remodeler l’ADN des êtres vivants. Entretien avec un homme qui admet ne pas avoir vu venir les bouleversements qu’il allait entraîner… mais qui n’a aucun regret.

À l’Université Harvard, le généticien George Church veut utiliser CRISPR-Cas9 pour ressusciter le mammouth. En Chine, une équipe a fait naître des jumelles génétiquement modifiées grâce à cette technique, soulevant un tollé. Partout dans le monde, des chercheurs manipulent cet outil pour tenter d’enrayer le cancer, le VIH et la malaria.

« C’est incroyable, ce qui se passe ! On est loin du fromage, je vais vous le dire ! », lance Sylvain Moineau, professeur de biochimie à l’Université Laval.

Parce que tout a commencé avec du fromage (et un peu de yogourt). Au milieu des années 2000, Sylvain Moineau travaille sur la biochimie des aliments. Il sait que les bactéries qu’on ajoute au lait pour en faire du fromage ou du yogourt sont souvent attaquées par des bactériophages – des virus qui s’en prennent aux bactéries.

Mais certaines bactéries, comme les Gaulois du village d’Astérix, résistent à ces attaquants naturellement présents dans le lait. Sylvain Moineau est intrigué. « On a isolé ces bactéries résistantes et on les a étudiées. Et on a réalisé que ce qu’elles faisaient ne correspondait à aucun mécanisme connu », raconte le microbiologiste.

Quand les bactéries contre-attaquent

Les chercheurs finissent par percer leur secret. Et il est ahurissant. Les bactéries résistantes aux bactériophages ne font pas que se protéger contre leurs ennemis : elles contre-attaquent, et de façon particulièrement habile. Quand un virus tente d’infecter une telle bactérie, cette dernière coupe un morceau d’ADN de son assaillant. Le virus en meurt, mais la bactérie ne s’arrête pas là. Elle intègre ensuite le bout d’ADN de son ennemi dans son propre génome, où il sert à reconnaître les futurs agresseurs.

Le bout d’ADN est emmagasiné dans une partie du génome de la bactérie appelé CRISPR – un acronyme anglais qui signifie Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, ou « courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées ». On peut voir CRISPR comme une commode munie de tiroirs dans lesquels la bactérie range les bouts d’ADN arrachés à ses ennemis.

La bactérie utilise ensuite le contenu de cette commode pour produire deux choses : des molécules d’ARN qui servent de GPS et une protéine, appelée Cas9, qui sert de ciseaux. Quand un nouveau virus se présente, l’ARN repère la séquence d’ADN à couper, et Cas9 la sectionne.

« Je suis encore émerveillé par ça, raconte Sylvain Moineau. Je dis parfois aux jeunes : je ne sais pas pourquoi vous êtes en science, mais regardez ça. Une bactérie qui va chercher un morceau d’un virus qui l’infecte, qui rentre ça dans son CRISPR, qui produit une protéine… Wow ! L’émerveillement par rapport à la science, si tu ne le vois pas dans ça, change de job ! »

Ce mécanisme complexe est décrit dans deux articles publiés par Sylvain Moineau et ses collaborateurs dans les deux revues les plus prestigieuses du monde scientifique. Le premier paraît dans Science en 2007 ; le deuxième, dans Nature en 2010.

La révolution

Dire que les publications de Sylvain Moineau font du bruit est un euphémisme. Dès 2011, des chercheurs montrent que la technique CRISPR-Cas9 peut être transférée dans d’autres types de bactéries. On découvre ensuite qu’il est possible de remplacer les bouts d’ADN coupés par d’autres séquences, ce qui ouvre la porte à un véritable système de « couper-coller ». Savoir qui sont les premiers à proposer de l’utiliser pour éditer le génome fait l’objet d’une bataille épique entre l’Université Berkeley et l’Université Harvard, qui se battent en cour depuis des années sur des questions de propriété intellectuelle.

Sylvain Moineau, de son côté, avoue ne pas avoir venu venir les choses.

« On savait que c’était super intéressant. Mais penser à ce qu’on voit aujourd’hui, c’est à un autre niveau. On n’avait jamais pensé ça. »

— Sylvain Moineau, professeur de biochimie à l’Université Laval

« En 2010, quand on a commencé à comprendre que ça coupait l’ADN, c’est sûr qu’on commençait à penser à des applications, continue le chercheur. Mais le côté portable de la technologie – penser qu’on pouvait mettre ça dans les cellules humaines, dans les plantes, dans les levures, dans les insectes… Ça, honnêtement, je ne pensais pas que ça pouvait se faire aussi facilement. »

N’allez pas croire que Sylvain Moineau s’en veut d’avoir lancé une révolution qui a été reprise par d’autres.

« Je n’ai pas de regrets. Je dors très bien la nuit ! lance-t-il. C’est ça, la recherche fondamentale. Tu ne peux jamais prévoir ce que vont amener tes découvertes. Il y a des gens qui ont pris une portion de ce qu’on avait fait, ils en ont fait un outil incroyable, puis d’autres l’ont repris et l’ont confirmé… »

Sylvain Moineau figure aujourd’hui sur la liste des scientifiques les plus cités de la planète. Il est notamment officier de l’Ordre national du Québec et du Canada. Il a reçu le prix Marie-Victorin et la médaille Flavelle de la Société royale du Canada. Considérant la révolution qu’il a contribué à lancer, croit-il avoir obtenu toute la reconnaissance qu’il mérite par rapport à des scientifiques comme Jennifer Doudna, Emmanuelle Charpentier ou Feng Zhang, dont les noms sont invariablement associés à CRISPR ?

« Ouf… je pense que je ne suis pas trop à l’aise de parler de ça. On ne fait pas ça pour ça. Moi, l’important, c’est d’avoir du plaisir et d’aimer ce que je fais. Ça fait plus de 20 ans que je suis à l’Université Laval et je peux vous garantir que je tripe toujours autant », répond-il, insistant très fort pour qu’on écrive que toute son équipe participe aux recherches.

Sylvain Moineau continue de se pencher sur la guerre que se livrent les virus et les bactéries. Il a découvert récemment que les virus peuvent produire des protéines capables de bloquer les protéines Cas9 des bactéries – un genre de bouclier anti-CRISPR. Le microbiologiste pense qu’on pourrait les utiliser pour régler l’un des principaux problèmes de CRISPR-Cas9 : il arrive que le système coupe l’ADN au mauvais endroit, créant toutes sortes de problèmes.

« On peut penser à un interrupteur qui dirait : là, je veux que tu coupes, et là, je veux que tu arrêtes. Et cette fois, on a protégé la propriété intellectuelle. On a appris un peu, quand même ! », lance le chercheur.

Entre-temps, il utilise lui-même CRISPR-Cas9 comme outil de laboratoire pour manipuler les virus et les bactéries. Et regarde les progrès faits par la technique avec optimisme, malgré les problèmes éthiques qu’elle soulève. Il souligne que He Jiankui, le chercheur chinois qui a utilisé CRISPR-Cas9 pour faire naître des jumelles supposément immunisées contre le VIH, a soulevé un tollé bien mérité.

« Ç’a été décrié par tout le monde, la carrière scientifique du chercheur est finie, souligne Sylvain Moineau. Je suis très rassuré par cette réaction. Des terroristes scientifiques, je ne dis pas qu’il ne peut pas y en avoir, mais les gens ne peuvent pas faire ça dans leur garage non plus. Ça prend des outils, des connaissances, des moyens. De mon côté, je suis positif de nature. CRISPR ne me fait pas peur. »

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