Essai

L’impuissance des murs

Dans son essai Un monde enclavé, Marcello Di Cintio démontre l’absurdité et les blessures causées par les murs érigés un peu partout sur la planète, qui sont tous, en quelque sorte, des aveux de défaite.

C’est parce qu’il est canadien que Marcello Di Cintio croit avoir développé une fascination pour les murs.

« En fait, je m’interrogeais plutôt au sujet des individus eux-mêmes, ceux qui sont forcés de vivre intimement avec ces murs, écrit-il. Je n’arrivais pas à comprendre, “personnellement”, ce que le fait d’être emmuré signifiait. Je viens du Canada, un pays bordé seulement par l’océan sur trois de ses extrémités et, sur sa quatrième, par la plus longue frontière non clôturée au monde. Lorsque les Canadiens disent de cette frontière qu’elle n’est pas défendue, c’est avec fierté. »

Cela a été écrit avant que les politiques de Trump, obsédé par la construction de son mur au Mexique, ne provoquent une importante arrivée de migrants à la frontière canadienne, ce qui a relancé le débat sur sa porosité et leur accueil.

Une autre source de fierté, la chute du mur de Berlin en 1989, n’a pas mené aujourd’hui à un monde moins enclavé. Depuis une dizaine d’années, c’est même tout le contraire, note Marcello Di Cintio.

« Ces murs physiques, qui se font de plus en plus nombreux, donnent une impression de retour à l’Antiquité. Après tout, les murs sont aujourd’hui censés tomber, surtout dans un monde où l’on nous parle constamment de mondialisation, de libre-échange et de village planétaire. […]

« Or, malgré tout, les murs continuent de s’élever, morcelant le monde en cellules toujours plus petites et plus faciles à défendre, mais qui nous isolent les uns des autres. Les murs, en fait, ne constituent peut-être pas tant l’anathème de ce monde sans frontières qu’une réaction naturelle à celui-ci. Un tel flou nous rend mal à l’aise, si bien que nous ressentons le besoin de maîtriser tout ce qu’il est possible de maîtriser. »

« Nous répondons à l’incertitude économique et électronique avec la géométrie simple des briques, des barbelés et de l’acier. »

— Marcello Di Cintio

« L’aveu de nos défaites »

Pour écrire cet essai, qui a reçu en 2012 le prix canadien Shaughnessy Cohen de l’essai politique, Marcello Di Cintio, qui est journaliste indépendant, a parcouru la planète afin de découvrir « les sociétés qui ont créé ces murs », mais surtout, « les sociétés que ces murs avaient créées ». 

Dans ce livre très humain, nous allons à la rencontre des gens à l’ombre des murs. Di Cintio nous transporte avec lui au Sahara occidental, en Palestine, en Irlande, au Mexique, au Bangladesh, à Chypre et même à Montréal, pour décrire la clôture du boulevard de l’Acadie, qui sépare les riches des pauvres. En vain, parce qu’« à Belfast comme à Montréal, on définissait ses ennemis selon le côté du mur où ils habitaient. Les barrières des interfaces et la clôture de l’Acadie affranchissaient tout le monde du besoin de vendettas personnelles. La géographie engendrait à elle seule les rivalités. Se trouver un ennemi était facile : il suffisait de dénicher un enfant qui venait de l’autre côté du mur ».

Car c’est bien cela le problème : les murs sont la plupart du temps inutiles, ils n’empêchent pas les désespérés de ce monde de les franchir, ni les pays de se bombarder, ils ne contiennent pas la haine, mais l’alimentent, leur existence tient bien plus de l’insulte ou d’une affirmation ostentatoire d’un besoin de protection qui révèle les faiblesses de nos sociétés plutôt que leurs forces. Sans oublier que leur présence est une provocation permanente qui appelle un désir de transgression, voire de destruction – ainsi que des graffitis et des œuvres murales à la hauteur de l’offense. Pour Di Cintio, « les murs sont l’aveu de nos défaites. Nous érigeons des murs tout de suite après avoir baissé les bras ».

À juste titre, Marcello Di Cintio souligne que ces « constructions à la fois humaines et inhumaines sont notre compulsion. Les murs sont notre maladie chronique ». Mais il ajoute aussi : « Le désir de détruire les barrières est plus grand que celui de les construire. Nous ne pouvons pas nous empêcher de subvertir les murs. Ce n’est pas le cruel désir d’emmurer qui finit par gagner, mais bien le besoin de les briser. […] Les murs continueront de s’ériger, et nous continuerons de les détruire. »

Un monde enclavé

Marcello Di Cintio

Lux

433 pages

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Trois extraits :

La clôture à la frontière de l’Inde et du Bangladesh

« Au début des années 1980, quelques années avant d’être assassinée, la première ministre d’Inde Indira Gandhi a proposé la construction d’une barrière le long des 4000 kilomètres qui constituent la frontière entre l’Inde et le Bangladesh, dans le but d’empêcher les migrants de la traverser. Le gouvernement indien a donc entamé le projet de barrière en 1986. Immédiatement, les détracteurs du projet ont soulevé des doutes quant à l’efficacité d’une barrière de barbelés qui, selon eux, ne suffirait pas pour empêcher les Bangladais indésirables de traverser la “ligne zéro”. (Ils avaient raison : la barrière n’a jamais découragé quiconque.) Mais ce que les détracteurs ne comprenaient pas, c’était la valeur spectaculaire du mur. »

La frontière États-Unis–Mexique (Arizona)

« Dans sa camionnette, Bill m’a expliqué que “cette espèce de clôture n’arrête personne. Personne. C’est un fait”. Il m’a parlé des innombrables migrants qu’il a vus grimper la clôture au Mexique pour en redescendre aux États-Unis. Certains migrants utilisent des échelles de fortune et des cordes pour traverser. Bill les collectionne, comme les gardes frontaliers espagnols à Ceuta et à Melilla. [...] Cela dit, la plupart des migrants ne s’encombrent pas d’un tel équipement. En effet, toute personne valide peut gravir le mur sur la propriété de Bill, et ce, sans échelle, tellement les panneaux métalliques sont faciles à escalader. Bill a même vu des femmes enceintes et des enfants de quatre ans grimper sur le mur. »

La clôture du boulevard de l’Acadie

« Les Canadiens ne bâtissent tout simplement pas de murs. Sauf, bien entendu, lorsqu’ils le font. Un mur de mailles de chaîne et de poteaux d’acier sépare la ville de Mont-Royal, un des quartiers les plus riches de Montréal, et Parc-Extension, le deuxième quartier urbain le plus pauvre du Canada. J’avais entendu dire que la barrière était parfois surnommée la clôture ou le mur de la honte – le même terme que pour la berme du Sahara occidental. J’avais lu certains articles qui la qualifiaient de “clôture de la ségrégation” ou de “barrière d’apartheid”. Lorsque la ville de Mont-Royal a érigé son propre mur il y a cinquante ans, un périodique montréalais de langue française a comparé le treillis métallique à l’enceinte d’un camp de concentration. La clôture ne possédait peut-être pas l’infamie des autres murs que j’avais vus – la plupart des Montréalais n’en ont jamais entendu parler –, mais je ne pouvais m’empêcher d’aller explorer cette barrière qui s’attirait des critiques aussi hyperboliques, surtout dans mon propre pays. »

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