Lac-Mégantic

Rebâtir comme avant ?

La première chose qui frappe en arrivant à Lac-Mégantic, c’est le train. Un train qui traverse la ville, comme s’il avait encore sa place dans ce territoire meurtri. Il roule lentement, mais il roule quand même, plusieurs fois par jour, de nuit aussi, en sifflant constamment sa présence.

On le regarde avancer, troublé, depuis le parvis de l’église Sainte-Agnès. Puis, une fois le convoi passé, la plaine s’ouvre au regard, immense. Là où il y avait un centre-ville, il n’y a plus qu’une étendue ouverte jusqu’au lac, sans l’ombre d’une brique.

Il ne reste rien, sinon le souvenir d’une ville pulvérisée par le déraillement d’un train rempli de brut, qui a fait 47 morts en explosant le 6 juillet 2013.

Les séquelles sont toujours aussi vives aujourd’hui, mais la ville chemine. « Ça fait quand même deux ans et demi, rappelle le propriétaire du Musi-Café, Yannick Gagné. Disons qu’on a hâte de passer à autre chose. On a hâte qu’on parle de la reconstruction plutôt que de la tragédie. »

Et ce temps est venu. Un chapitre vient en effet de se terminer avec la décontamination du plus important déversement pétrolier sur la terre ferme en Amérique, et un autre s’ouvre ces jours-ci, celui de la reconstruction de ce vaste terrain vide.

Un terrain qui allait permettre, croyait-on, d’ériger une nouvelle ville, audacieuse, surprenante, modèle. Une ville rêvée… qui s’est cependant heurtée à la réalité.

Les Méganticois n’en voulaient tout simplement pas, de ce « nouveau » Mégantic fantasmé.

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Fin novembre 2014, une bonne soixantaine d’architectes de partout au Québec ont convergé ici pour un remue-méninges bénévole sans précédent.

Des professionnels comme Philippe Lupien, Ron Rayside et bien d’autres ont rêvé un crayon à la main. Transformer la voie ferrée en parc linéaire. Multiplier les voies piétonnières, les îlots de verdure, les écrans de végétation. Implanter un marché public, miser sur la géothermie, oser l’hydrothermie.

Une équipe a même envisagé de laisser l’eau du lac envahir le centre-ville pour créer des canaux, des îlots, des bâtisses sur pilotis…

Mais finalement, rien de tout ça ne verra le jour, ou si peu.

Bien beau, les grandes idées sur papier, bien beau, vouloir réinventer la rue principale de Mégantic – la rue Frontenac –, mais en attendant que la réflexion aboutisse, la vie a bien dû continuer dans cette petite municipalité de 6000 âmes.

« Vous savez, après la tragédie, la population a continué de manger, de s’habiller, d’aller à la pharmacie, explique le maire Jean-Guy Cloutier. On ne pouvait pas attendre. Il fallait relocaliser les commerces, ce qu’on a fait sur la rue Papineau. »

Une rue commerciale a donc été construite dans l’urgence un peu plus à l’est, pour répondre aux besoins des résidants. Une rue nécessaire… mais qui a grandement limité les possibilités qui s’offrent à Mégantic pour la reconstruction.

La rue Papineau a été conçue rapidement, forcément, sans grand souci de durabilité ni d’esthétique, affichant ainsi la banalité d’une triste rue de banlieue. Et elle a volé à la rue Frontenac, par sa nouvelle vocation, le rôle de pôle commercial de la ville, offrant toutes les commodités qu’on y trouvait naguère. Dont le fameux Musi-Café, qui après s’être endetté pour se relocaliser, craint l’ouverture de nouveaux restos-bars là où il était installé avant la tragédie.

« Près de 95 % des commerçants ont été relocalisés, précise le maire. Évidemment qu’ils ont peur de la reconstruction du centre-ville et de la concurrence qui va venir avec. Or on ne veut pas leur donner un croc-en-jambe après tout ce qu’ils ont vécu. Donc il n’y aura pas de concurrence malsaine sur Frontenac. »

La rue principale est déjà reconstruite, autrement dit… avant même que débute la reconstruction.

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Tout le défi du nouveau Mégantic est là. Entre la vision des spécialistes et de jeunes professionnels revenus en ville pour la rebâtir, et la réalité autrement plus pragmatique du terrain, des résidants de longue date, des sensibilités et des deuils à faire.

Pour garder son aplomb dans ce jeu de funambule, Mégantic a lancé un exercice de participation citoyenne exemplaire, « Réinventer la ville », qui a permis de tenir 15 rencontres publiques en 15 mois. Un exercice archipopulaire, mais aussi délicat, émotif, qui a fait ressortir douleurs et frustrations.

« La tragédie a été brutale et traumatisante, souligne le directeur du Bureau de reconstruction, Stéphane Lavallée. Les gens ont perdu plus que des bâtiments, ils ont perdu une partie d’eux-mêmes. Il faut donc respecter le rythme d’une communauté qui panse encore ses plaies, mais qui démontre néanmoins une formidable ouverture à l’innovation, pourvu qu’on donne du temps au temps. »

Ce processus de co-création n’a donc peut-être pas débouché sur un grand plan audacieux qui fera parler partout dans le monde, mais il aura permis aux citoyens de « guérir ensemble », note Stéphane Lavallée.

Il aura permis aux Méganticois de cheminer, de repartir sur des bases solides, de dire ce qu’ils voulaient… et ne voulaient pas. Notamment une petite rue coquette à l’européenne, dans laquelle ils ne se seraient pas reconnus.

« Le désir des gens était d’avoir une implantation des rues comme avant, note le maire Cloutier. Ils voulaient que Frontenac soit aussi large qu’avant, avec les 400 places de stationnements qu’il y avait avant, non pas une rue plus étroite, comme le prévoyaient les plans initiaux. »

La rue rappellera donc l’ancienne, notamment avec son style « boomtown », mais elle sera plus résidentielle et institutionnelle qu’avant, avec hôtel, centre des congrès, spa. Elle sera large, mais dotée d’une piste cyclable et de saillies de trottoirs. Elle sera plus verte, grâce à de généreux congés de taxes pour ceux qui viseront la certification écologique. Et, si la population se fait entendre, elle ne sera plus traversée par ces trains qui la hantent le jour, la réveillent la nuit.

« Après la tragédie, il y a une grande manifestation de nostalgie : la population voulait rebâtir comme avant, note Stéphane Lavallée. Or on ne peut rebâtir à l’identique, et on ne peut construire une toute nouvelle ville. On est ainsi partis du rêve puis on s’est ajustés à la réalité, aux contraintes, ce qui nous a permis, je crois, de trouver l’identité profonde de Lac-Mégantic. »

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