Planète fugues

Un regard lucide sur le phénomène

Jade Bourdages, 40 ans, est mère de deux adolescents et candidate au doctorat en sciences politiques à l’Université d’Ottawa. Elle habite à deux pas du marché Jean-Talon, dans un superbe cottage. Jeune adolescente, elle a été une fugueuse chronique. Elle a même traversé le pays à 14 ans pour s’affranchir de ses chaînes. Forte de son vécu et de son expérience comme travailleuse de rue, elle pose un regard critique sur les fugues et leurs à-côtés.

Mère extraordinaire

Jade a vécu une petite enfance sans anicroche. « Mon père était absent, mais ma mère était extraordinaire. Elle prenait bien soin de moi, je suis allée dans les premières écoles alternatives, j’étais comblée », se souvient-elle. Rien ne la prédestinait à aboutir en centre jeunesse. Mais la maladie a frappé sa mère : schizophrénie. « Ma mère a tenté trois fois de me tuer, elle voulait m’épargner l’enfer de notre monde trop laid. » Jade ne lui en a jamais voulu, a interprété ses gestes « comme un trop-plein d’amour ». Après des ponts coupés pendant 20 ans – « ma mère a longtemps été itinérante » –, elle l’a hébergée chez elle pendant plusieurs mois pour recréer les liens. C’était il y a sept ans. Aujourd’hui, elle la voit régulièrement. « Je veux lui donner accès à ses petits-enfants. Ça doit être terrible pour elle de regarder derrière, de souffrir de tout ce que la maladie a détruit. »

Où est la stabilité ?

À 8 ans, Jade a donc dû quitter sa mère, à regret. En deux ans, elle a été ballottée d’une famille d’accueil à une autre, huit au total. Elle déplore que plusieurs jeunes vivent, encore aujourd’hui, cette même valse d’abandons et d’échecs. « Ça n’a aucun sens, les enfants ont besoin de stabilité. J’ai vécu dans des familles épouvantables, d’autres étaient très bonnes, mais je n’y ai trouvé aucune attache. » Transférée en institution à 11 ans, c’est dans la rue qu’elle a noué des liens, tissés serré. « Des intervenants martèlent que les amis de rue, c’est du vent. Ces paroles laissent des traces sur l’estime de soi. » 

« Je fréquente des amis que j’ai connus dans la rue, ajoute-t-elle. Nos amitiés ont duré, ils mènent aujourd’hui des vies admirables. »

Déni d’adolescence

« Il faut repenser notre rapport à la jeunesse. Si on n’y réfléchit pas à l’échelle provinciale, on ne viendra jamais à bout des fugues, croit-elle. La façon dont on a pensé les centres jeunesse ne fonctionne pas. C’est extrêmement violent sur l’adolescence. » L’adolescence, c’est la volonté d’expérimenter et d’explorer, la découverte du sexe opposé, l’importance du réseau social, le besoin d’une grande intimité, souligne-t-elle.

« Tous ces aspects essentiels au développement de l’adolescent sont bafoués, niés. On sépare les gars des filles, on interdit Facebook. On traite les jeunes comme des criminels, alors que la plupart ne le sont pas. »

— Jade

Elle insiste : elle ne reproche rien aux intervenants qui « font ce qu’ils peuvent dans le cadre actuel ».

Miser sur le communautaire

Dans la rue, les occasions de se mettre en danger sont omniprésentes, admet Jade. « Il faut s’assurer d’ériger des structures solides, pas pour freiner l’expérimentation des ados, mais pour créer des espaces de sécurité et de bien-être, des lieux où ils peuvent se reposer. Il ne faut pas couper les budgets des organismes communautaires du centre-ville, ils sont nécessaires. La clientèle est à la baisse, c’est vrai. Les jeunes trouvent d’autres lieux, moins sécuritaires, où dormir. Déployons des moyens pour les atteindre. Les rencontres au fil de ce parcours initiatique sont déterminantes. »

Les fugues sont-elles plus risquées aujourd’hui ?

« Poser la question, c’est aborder le problème à l’envers, répond Jade. On ne peut rien faire contre ces milieux dangereux, on a peu de contrôle. Il faut plutôt se demander : pourquoi les jeunes partent à répétition vers ces gens-là, qu’est-ce qu’ils trouvent dans ce milieu pour les nourrir ? L’amour, la sexualité, la reconnaissance en font partie. » Jade s’est elle-même mise en danger plus d’une fois : pour s’envoler à Vancouver, elle a dû transporter sur elle du PCP. « Une plus vieille m’avait prise sous son aile. » Là-bas, une communauté québécoise y était déjà. « À l’époque, tout le monde consommait. À Vancouver, il y avait beaucoup plus de drogues dures. C’est là-bas que j’ai commencé à me piquer à l’héroïne. Quand je suis revenue, un an plus tard, je n’étais pas en grande forme. » Elle a même vendu pour pouvoir se défoncer. Puis, à 17 ans, elle a décidé de passer à autre chose. Elle a entrepris une cure fermée de 18 mois. Quelques années plus tard, elle donnait naissance à ses enfants.

Ce n’est qu’un passage

Travailleuse de rue pendant quatre ans pour En Marge 12-17, Jade a côtoyé 6000 jeunes de la rue. « C’est énorme. Je savais que la grande majorité s’en sortirait très bien, j’ai craint pour à peine 40 d’entre eux. On oublie que la rue, c’est un passage. On traite les fugueurs avec un vocabulaire de condamnation, on ne leur reconnaît aucune valeur. On oublie qu’il faut rester là, auprès d’eux. » Si le passage à la rue n’est pas nécessairement destructeur, la vie en institution laisse assurément des séquelles, selon elle. « C’est déshumanisant, on en sort différents. Je suis capable de savoir si quelqu’un a vécu en institution simplement à la façon dont il entre en relation avec les autres, à son rapport à l’espace. » Elle-même serait incapable de vivre en collectivité, mais tolère mal la solitude. « Chez nous, il y a toujours du monde pour souper. »

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