Planète fugues

Une main tendue

aux adolescents

Les cheveux gras, hirsutes, Alex*, 18 ans, sonne à la porte. Il est 4 h du matin. À l’horizon, le noir du ciel se fait moins opaque. L’adolescent n’a pas fermé l’œil depuis 72 heures, dit-il, le regard brumeux. Il fait froid, le vent souffle. Il a besoin d’un endroit où se réchauffer en attendant le premier métro.

« J’étais dans un appartement où il y avait beaucoup de va-et-vient. Une fille travaillait. C’était bruyant, je ne pouvais pas dormir. Je suis parti au milieu de la nuit », finira-t-il par avouer. « Tu loges chez un recruteur ? Tu as changé d’amis », sourcille Valérie Rouiller, intervenante. Ancien fugueur des centres jeunesse, Alex vit dans la rue depuis quelques mois. En Marge 12-17 est son port d’attache.

Nuit et jour, En Marge 12-17 accueille des adolescents sans toit. Plusieurs sont des fugueurs, d’autres ont été mis à la porte du foyer familial. Le refuge est situé dans un ancien presbytère, à quelques jets de pierre de la station de métro Beaudry. Derrière la grande porte de bois verrouillée en permanence, l’ambiance y est chaleureuse, familiale. Sauf exception, les jeunes d’âge mineur y ont droit à trois nuits de dépannage avant que l’entourage ne soit avisé. Une fillette de 11 ans a déjà sonné à la porte, l’équipe a rapidement alerté les autorités. Trop jeune, trop vulnérable.

Après coup, si les fugues durent ou se multiplient, le refuge offre gîte et couvert une fois par semaine. Au matin, un coup de fil est passé au centre jeunesse ou à la famille.

« Quand il fait - 20 °C, ça me brise le cœur de les laisser dehors, mais ils doivent assumer leur fugue, voir au-delà de la lune de miel. »

— Laurence Lamarche, intervenante

Selon l’entente, les policiers doivent téléphoner avant de se présenter. « On n’est pas une trappe à fugueurs, ça n’aurait aucun sens », dit Valérie, pantoufles aux pieds.

Les habitués de la maison âgés de 18 à 21 ans peuvent fréquenter En Marge, non pas pour y dormir (à moins de participer au programme de réinsertion), mais pour s’y sustenter, faire des démarches d’emploi et d’hébergement, parler à une intervenante. Prendre une pause de la rue.

LE ROI LION, LA JUNGLE URBAINE

Membre d’un gang, Alex a commis plusieurs délits. On vient de lever ses dernières conditions. Il souhaite maintenant revenir en force, côté obscur : il parle de se procurer une arme. Vendeur de drogue, il souhaite élargir son territoire, à ses risques et périls. Son bon ami a été blessé par balle la semaine dernière.

Candidement, il parle de son plan à Valérie, qui tente de l’en dissuader. « Pour avoir du succès, il faut être le plus fort. Si on me rate, je tue. Si on me tue, qu’est-ce que j’ai à perdre ? À 18 ans ou à 60 ans, je vais mourir quand même. Dans le journal, je ne serai qu’un cadavre de plus lié aux guerres de gangs. »

Malgré son discours, le jeune homme exprime parfois le désir de mener une vie sans tracas. « Pourquoi tu ne mettrais pas un pied dans la légalité, avec un emploi à temps partiel ? Ça n’a pas à être un combat entre tes activités de rue et le travail », tente Valérie. Alex hausse les épaules, fait non de la tête. Il a déjà fait l’essai d’un job de réinsertion dans une brigade de propreté. Ramasser les déchets des autres au salaire minimum ? Trop humiliant.

Alex tient mordicus à son image de dur. Pourtant, dès qu’il pousse la porte du refuge, il laisse tomber son masque. Gamin, il joue des tours aux intervenantes, cache leurs crayons, leurs clés et révèle une fragilité insoupçonnée.

« On regarde ensemble des films pour enfants. C’est fascinant de le voir s’attendrir devant Le Roi lion. »

— Valérie

COMME À LA MAISON

Même s’ils ont encore un pied dans l’enfance – et souvent une moustache de lait au lieu d’un duvet –, les jeunes qui aboutissent à En Marge en sont rarement à leur première fugue. La clientèle est composée de fugueurs à répétition qui viennent parfois d’aussi loin que Joliette ou Chambly. La plupart ont un passé familial trouble, une trajectoire de vie marquée par les centres jeunesse. Quelques-uns sont immigrants, parfois tout juste arrivés au pays. Comme ce jeune Turc qui a fui sa famille lors d’un conflit, une semaine après son arrivée à Montréal.

La mission de l’organisme ? « Nous sommes un filet de sécurité. Nous proposons un accompagnement pendant la fugue, un espace de réflexion », dit Anne Charpentier, coordonnatrice de l’intervention. L’approche, axée sur la réduction des méfaits, est personnalisée.

En Marge 12-17, c’est leur maison, leur famille, disent-ils. Ils se comportent d’ailleurs comme s’ils étaient chez eux. Ils ouvrent la porte du frigo en demandant ce qu’il y a de bon à manger. Ils s’écrasent sur le sofa pour jouer au jeu vidéo Call of Duty. Ils se font des rôties à toute heure. Ils boivent du jus, beaucoup de jus. Et rouspètent quand ils doivent ranger les condiments, faire la vaisselle ou mettre leurs couvertures dans la laveuse.

C’est le cas de William, 14 ans, et de Hachim, 13 ans. Les deux ont un trouble de l’attention avec hyperactivité et, quand ils sont en fugue, ils n’ont pas accès à leur médication. « Ce sont des bébés gâtés qui peinent à se ramasser. Je dois faire de la discipline, j’ai l’impression d’être une gardienne », lance Laurence à ses collègues. Turbulents, ils testent constamment les limites. « L’autre soir, je les ai surpris à regarder de la porno. »

EN SURVIE

« Veux-tu m’acheter une montre ? Je te la fais à 180 $ », demande William à Yann, à peine tiré du lit. Les fugueurs ne ratent aucune occasion pour faire quelques sous. Certains participent au commerce de la drogue. D’autres commettent divers larcins. Ici, tout objet de valeur est sous clé. Il y a quelques jours, une manette de console de jeu a été dérobée au salon. Plusieurs se prostituent, tant chez les garçons que chez les filles.

« La prostitution masculine est d’une ampleur insoupçonnée. »

— Mélissandre Gagnon-Lemieux, travailleuse de rue

Carl, 17 ans, consomme cannabis et alcool au quotidien. Il a été chassé de la maison, il est sans emploi. Croisé au centre-ville, le grand ado, cheveux blonds fraîchement coupés, est tiré à quatre épingles. Il se pointe à En Marge, en fin d’après-midi, visiblement drogué et affamé. Il engouffre la moitié d’une tarte (don d’une boulangerie) avant de faire cuire des pâtes pour toute la maisonnée. « Tu as de petits yeux. Avec quel argent te procures-tu toute cette drogue ? », demande Myriam Blanc, intervenante. « On me la donne », se contente-t-il de répondre. Sourire espiègle aux lèvres, il retourne à sa casserole en titubant.

« En fugue, je vole de la nourriture dans les magasins. J’en connais plusieurs qui dansent dans les bars gais, confie Bryan, 17 ans. Ils sont recrutés par des gars, aujourd’hui majeurs, qu’ils ont connus dans les centres jeunesse. » Lui-même dit avoir fait plus de 200 fugues, souvent pour retrouver sa famille. Sa mère consomme, son père est violent, mais ils demeurent ses parents, plaide-t-il. « Les policiers ne me cherchent même plus. Quand je les appelle pour retourner au centre, ils s’en fichent. Ils ont l’impression d’être mon taxi. »

TOLÉRANCE ZÉRO POUR LA VIOLENCE

Parce que certains gèrent difficilement leur agressivité, les couteaux de cuisine sont sous verrou. À la moindre parole ou manifestation de violence, c’est l’expulsion. Jamais il n’y a eu de bagarre, à l’exception d’une altercation à la fourchette. Néanmoins, l’équipe est toujours aux aguets. Cette semaine, le mannequin d’entraînement sur base, dans le couloir, a été tailladé.

« Un des jeunes utilise son couteau quand il est ici, soyons vigilantes », avise Myriam en réunion d’équipe. Les sacs à dos sont vidés à l’entrée, mais la fouille reste sommaire.

« On endure parfois beaucoup de nos jeunes parce qu’on les aime, mais il faut imposer des limites claires », insiste Anne. Parfois, ça signifie appeler la police, comme la semaine dernière, lorsqu’un fugueur menaçait d’aller faire une descente dans un « crack house ». Plusieurs jeunes l’avaient vu en possession d’un pistolet. « Le maintien du lien de confiance est important, mais certaines choses ne sont pas tolérables », ajoute-t-elle.

« Les jeunes sont appelés à repousser leurs limites habituelles parce qu’ils sont en mode survie. La rue met en lumière les zones d’ombre, affirme Manon Harvey, directrice générale. On ne doit pas les étiqueter, on les accueille au pire moment de leur vie. La fugue est une prise de pouvoir sur leur existence, un moyen d’exprimer ce qui ne va pas. La rue n’est souvent qu’un passage. » La majorité s’en sort, mais certains y laissent leur peau.

Depuis quelques jours, Alex s’est fait discret. Puis, il téléphone. Il est derrière les barreaux, en garde à vue pour une peccadille. Rien de grave. Au sein de l’équipe, l’inquiétude est néanmoins palpable. Arrivera-t-on un jour à le sortir de la rue et à lui faire voir que sa vie vaut plus qu’une balle de fusil ?

* Tous les prénoms des jeunes ont été changés pour préserver leur anonymat.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.