Grande entrevue Peter Simons

Le statu quo n’est plus une option

Peter Simons, le propriétaire de la chaîne de magasins Simons, n’est pas un capoté. Il n’a cessé de me le répéter au cours de notre entretien au Simons des Galeries d’Anjou cette semaine. Il n’est pas un capoté. Il est lucide, réaliste et il a les deux pieds sur terre. Ce qui ne l’empêche cependant pas de capoter régulièrement.

Surtout lorsqu’il prend la mesure de la révolution numérique qui est en train de changer la face du monde, de le rendre intangible, mobile, fluide, sans attaches ni obligations, et de consolider une nouvelle économie basée selon lui sur un principe navrant : l’iniquité.

Bien avant que le scandale des Panama Papers n’éclate, Peter Simons s’inquiétait des accords commerciaux du Canada avec le Panama conclus sous le gouvernement Harper. Il s’en inquiète encore aujourd’hui. Mais ce qui le fait rager au plus haut point, ce sont toutes ces multinationales, implantées virtuellement partout mais enregistrées dans des paradis fiscaux, et qui privent de millions de dollars de taxes non perçues les marchés dont elles tirent profit. Il n’a toujours pas digéré que Facebook n’ait payé que 7000 $CAN d’impôts en Angleterre l’an passé.

Peter Simons n’est pas un capoté. Il est informé, a lu Thomas Piketty et The Hidden Wealth of Nations (La richesse cachée des nations) de Gabriel Zucman et en a conclu qu’il y a péril en la demeure.

Il y a un mois, au sommet annuel du Conseil québécois du commerce de détail, Peter Simons a tiré la sonnette d’alarme une première fois et lancé un appel à l’aide au gouvernement en le pressant d’agir contre l’iniquité fiscale en imposant une forme de réglementation. La ministre de l’Économie Dominique Anglade l’a contacté. Elle a demandé de le rencontrer, ce qui devrait se faire au cours des prochaines semaines.

En attendant, voilà ce gentil géant de plus de six pieds, vêtu d’un complet clair à la coupe nette et serrée, attablé devant moi à la table d’un SoupeSoup installé au beau milieu du Simons des Galeries d’Anjou où il semble connaître tout le monde.

« Moi, dit-il, mon plus grand concurrent, c’est Amazon. Mais comment est-ce que je peux lui faire concurrence quand toutes les charges que je paie – les taxes foncières sur mes magasins, les frais douaniers sur mes importations, les taxes sur mes produits et les impôts sur mes profits –, toutes ces dépenses qui viennent avec le commerce de détail, Amazon n’en a aucune.

« Me demander de me battre contre Amazon, c’est comme me demander de me battre contre Mike Tyson avec une main attachée dans le dos. Ça n’a pas d’allure ! »

— Peter Simons

Peter Simons ne veut surtout pas avoir l’air d’un chialeur ni du PDG qui fait pitié. Les magasins Simons, une entreprise familiale fondée par son ancêtre en 1840 et perpétuée par cinq générations de Simons, vont bien. Plus d’une demi-douzaine de magasins ont vu le jour depuis que Peter et son frère Richard ont pris le contrôle des opérations au milieu des années 90. De nouvelles ouvertures de magasins sont prévues à Ottawa, Calgary, Gatineau, Vancouver et Mississauga. Il y a cinq ans, sentant le vent tourner, le PDG a lancé Simons dans le commerce électronique.

« Je suis passé à un cheveu de vendre mes produits sur Amazon et à la dernière minute, j’ai décidé de ne pas le faire, par principe. Ça m’a coûté cher. On a perdu au moins 4 millions dans l’aventure. La première journée, on a vendu pour seulement 800 $ de vêtements. Heureusement qu’on est une entreprise privée, sinon les actionnaires m’auraient mis à la porte. Mais on a tenu bon et les choses se sont replacées. Aujourd’hui, on a quatre studios qui roulent et 200 personnes qui gèrent le site, mais si on n’avait pas fait ça, Simons n’existerait peut-être plus aujourd’hui. »

Reste que ce n’est pas parce que ses affaires vont bien que Peter Simons n’est pas inquiet. Inquiet pour l’avenir de ses enfants. Inquiet pour la communauté dont il est issu. Inquiet pour la santé économique du Québec où, à cause de l’érosion massive des revenus du gouvernement, les charges sociales vont peser de plus en plus lourd sur la population active.

« Si Google, Amazon, Facebook, Netflix, Apple et Uber, pour ne nommer que ceux-là, si ces entreprises, qui font toutes de bonnes affaires chez nous, ne versent pas d’impôts au Québec, demain qui va payer la réfection des routes, l’éducation des enfants, les soins aux malades ou aux aînés ? La pression sur nous, les esclaves payeurs de taxes, va finir par devenir insoutenable et ça va être la crise. Tout ce que je demande, c’est qu’on s’en préoccupe avant qu’il ne soit trop tard et que la crise ne nous éclate en pleine face ! »

Peter Simons n’aime pas quand les médias le traitent d’idéaliste. Cela voudrait dire que ses idées sont farfelues ou alors tout simplement impossibles à réaliser. Or, malgré tout, il demeure un optimiste. Il est convaincu qu’il y a moyen de changer le cours des choses pour peu qu’on s’en donne la peine et surtout qu’on ait le courage de le faire, notamment par la réglementation.

« Au début de l’automobile, quand il y avait encore des chevaux dans les rues, il a fallu établir des règles. C’est la même chose aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on attend pour réglementer Uber et dans le même souffle assouplir les obligations et les contraintes de l’industrie du taxi ? C’est compliqué, mais c’est faisable. Le gouvernement ne peut pas continuer à laisser les choses aller comme il le fait. »

Par moments, on croirait entendre un émule de Bernie Sanders. Mais Peter Simons me corrige : il n’est pas le Bernie Sanders du commerce au détail.

« Je ne suis qu’un homme d’affaires et un humaniste qui croit encore au contact humain, aux rapports sociaux et aux responsabilités collectives. Je suis de la vieille école. »

— Peter Simons

« C’est comme ça que j’ai été élevé, mais je refuse de me cacher la tête dans le sable et de faire comme si tout allait bien. »

Né en mai 1964, troisième des quatre enfants de Gordon Donald Simons et Barbara Lynn Schneider, il raconte avoir été le trouble-fête de la famille. Après des études en sciences pures à l’Université Carleton, puis en économie à l’Ivey Business School en Ontario, il a voyagé, a travaillé au McDo, coin High Street et Kensington à Londres, avant de rentrer au bercail et de se joindre à l’entreprise familiale aux côtés d’un père qui fut et demeure un modèle et une grande source d’inspiration.

Le souci de l’architecture des magasins Simons tout comme les œuvres d’art et les installations qu’on y retrouve sont des traditions d’abord implantées par le père, puis relayées par ses fils.

« Mon père n’a jamais fait pression sur moi pour que je reprenne l’entreprise. Il m’a laissé libre. Il m’a seulement dit que si je choisissais l’entreprise familiale, il fallait que je le fasse avec sérieux et rigueur, sinon il n’hésiterait pas à me mettre à la porte, ce qu’il a failli faire à quelques reprises. »

Fidèle à la philosophie paternelle, Peter Simons entend laisser le choix à ses enfants de lui succéder ou non. « L’important, c’est que mes enfants soient de bons citoyens et choisissent de faire ce qui les passionne sans obligation aucune. Pour le reste, l’important c’est que l’entreprise reste au Québec. Cela, j’y tiens. Parce que je vis ici, que je suis amoureux de Québec, ma ville natale et parce que je crois fermement à l’importance de construire une communauté et un endroit où on a envie de vivre. Et même si je ne suis pas nationaliste, je suis convaincu que le Québec peut être un leader à sa manière dans cette nouvelle économie et ce nouveau cycle porteur de grands changements dont certains vont faire mal. C’est inévitable. Mais on n’a plus le choix. Le statu quo n’est plus une option. »

Peter Simons fonde beaucoup d’espoirs sur la génération des milléniaux qui, selon lui, ressentent le malaise actuel face aux iniquités sociales et économiques et vont exiger des changements.

Sachant qu’il va fêter ses 52 ans le mois prochain, je lui demande si le passage du temps n’a pas attisé chez lui le désir de se lancer en politique. Il hoche la tête et fait la moue en affirmant qu’il ferait un très mauvais politicien. Il n’explique pas pourquoi, mais affirme que dans le fond, tout ce qui compte dans la vie, c’est la vérité, la beauté, la communauté et une créativité généreuse.

Peter Simons n’est peut-être pas un idéaliste, mais il demeure animé par un idéal salutaire et surtout très rafraîchissant. S’il y en avait plus comme lui, peut-être qu’il y aurait moins de périls à l’horizon.

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