La laïcité en débat Opinions

Refonder la légitimité de la clause de dérogation 

L’existence d’une clause permettant à nos représentants élus de déroger aux droits individuels garantis par les chartes et de nier aux tribunaux la possibilité d’intervenir n’est pas irréconciliable avec la démocratie.

Dans un régime démocratique comme le nôtre, il incombe à nos représentants d’assurer le respect de ces droits, mais également, tâche délicate, de ménager un juste équilibre entre ceux-ci et les intérêts de la majorité. 

L’inconvénient, c’est que la tentation est grande pour la majorité et ses représentants de recourir aux clauses de dérogation afin d’imposer des restrictions aux droits individuels qui vont peut-être au-delà de ce qui est nécessaire ou justifiable, sans qu’il soit possible aux tribunaux d’en juger. 

Un débat ouvert, éclairé et nuancé

On soutient qu’en raison du principe démocratique, il revient à nos représentants élus et à eux seuls de déterminer l’équilibre à établir entre volonté de la majorité et droits individuels. C’est à eux de juger si les restrictions à ces droits entretiennent toutes un lien rationnel avec l’objectif de protéger l’identité de la nation québécoise. Les tribunaux ne doivent pas se substituer à l’Assemblée nationale, d’où le recours à la clause dérogatoire. 

Soit. Mais pour affirmer qu’est vraiment démocratique le débat qui mène à l’adoption d’une loi attentatoire aux droits individuels et comportant une clause de dérogation, il faudra se rappeler que tous les membres de la « nation québécoise », et donc de l’Assemblée nationale, ne parlent pas d’une même voix. Ils ne sont pas (même pour ses adhérents francophones) des copies conformes du ministre Jolin-Barrette. 

À supposer que le principe abstrait de la laïcité de l’État soit accepté par tous, l’ensemble de nos députés (et pas uniquement ceux de la CAQ) devront donc réfléchir sérieusement à la question complexe de la nature des règles nécessaires à la mise en œuvre concrète de cette laïcité. En effet, ce sont les modalités concrètes de sa mise en application qui risquent de porter atteinte aux droits fondamentaux des minorités qui font également partie de notre nation. 

Bref, pour justifier la suppression du débat devant les tribunaux, et pour prétendre à la légitimité démocratique de l’adoption d’une loi attentatoire aux droits individuels et comportant une clause de dérogation, il faudra montrer qu’a eu lieu à l’Assemblée nationale un débat ouvert, éclairé et nuancé sur les détails de la mise en œuvre du principe de laïcité, et sur l’équilibre délicat entre vœux de la majorité et droits des minorités. 

Cela suppose, au minimum, que tous les partis politiques aient voix au chapitre en tant que représentants de la diversité des points de vue de l’électorat, ce qui exclut les procédures de suppression de la discussion (ex. : recours au bâillon).

Faute de vraies délibérations, une décision politique attentatoire aux droits fondamentaux et comportant une clause interdisant aux tribunaux de se prononcer pourra difficilement être qualifiée de légitime. Cela suppose également, au minimum, qu’une telle loi ne puisse être adoptée par un seul parti (surtout si sa majorité parlementaire se fonde sur 37,42 % des voix comme la CAQ). 

Actuellement, une majorité simple des députés votants permet l’adoption d’une loi restreignant la portée d’un droit constitutionnel et comportant une clause de dérogation. Un gouvernement majoritaire peut donc faire mine d’écouter les autres partis et ensuite adopter sa loi tout en privant les tribunaux du droit d’en examiner la constitutionnalité. 

Outre les deux conditions énoncées plus haut, trois modalités pourraient être ajoutées aux conditions de déclenchement des clauses dérogatoires afin de conférer une plus grande légitimité à la décision d’y recourir. Nul besoin pour cela de modifier la Constitution. Les mesures proposées ici peuvent être adoptées de manière informelle ou, préférablement, au moyen d’une loi. En effet, rien n’empêche qu’une simple loi promeuve la démocratie en allant au-delà de ce que prévoit la Constitution. 

Si, par exemple, la majorité nécessaire pour adopter une loi comportant une clause de dérogation était renforcée (ex. : deux tiers des députés inscrits – par opposition aux députés votants), l’adhésion des membres de l’opposition serait requise et le débat qui s’ensuivrait pourrait conférer à la loi dérogatoire la force morale requise. 

En outre, tout débat en chambre devrait être précédé d’une consultation publique préalable en commission parlementaire.

En effet, le recours à une disposition de dérogation à majorité renforcée serait encore plus légitime si les lois étaient fondées sur un examen sérieux des intérêts en jeu. 

En passant, la Commission des droits de la personne du Québec recommandait en 2003 l’adoption de ces deux suggestions en matière de modification à la Charte québécoise. Elle suggérait que toute modification à la Charte «  [devrait] être adoptée par les deux tiers des membres de l’Assemblée nationale, et qu’une telle modification [devrait] systématiquement [faire] l’objet d’une consultation publique préalable en commission parlementaire ». 

Enfin, on devrait également empêcher que la disposition soit utilisée de manière « préventive », comme c’est le cas du projet de loi sur la laïcité. Les tribunaux pourraient alors contribuer à nourrir le débat démocratique. 

Les membres de la nation québécoise sont peut-être unanimes quant à la nécessité de la laïcité, mais ils ne portent pas tous en bandoulière les mêmes idées et les mêmes convictions au sujet de sa mise en œuvre. On peut bien écarter les tribunaux et confier au politique la tâche d’établir le juste équilibre entre vœux de la majorité et droits individuels, mais encore faut-il qu’il le fasse en honorant la dimension délibérative du principe démocratique.

La laïcité en débat Opinions

La clause de dérogation, un geste d’affirmation politique 

En invoquant la clause de dérogation à titre préventif, le gouvernement a agi de façon fort avisée, permettant ainsi au projet de loi 21 de demeurer dans le périmètre du politique plutôt que de prendre, comme à l’habitude, le chemin des tribunaux. 

Protéger la souveraineté parlementaire au lieu d’abandonner son pouvoir à la Cour suprême pour décider du cadre laïque au Québec, voilà une attitude courageuse et responsable que nous devons saluer. 

La judiciarisation du politique 

Consacrant la primauté du droit individuel sur la démocratie parlementaire et la suprématie du juridique sur le politique, la Charte canadienne qui, faut-il le rappeler, n’a jamais été entérinée par aucun gouvernement, a ainsi fait barrage à l’autonomie de l’État québécois dans sa volonté de définir son cadre laïque. 

Pensons, par exemple, aux nombreuses contestations devant les tribunaux dont les questions religieuses ont fait l’objet ces dernières années et pour lesquelles la Cour suprême a toujours eu le dernier mot. 

En 1985, la Cour suprême a reconnu la notion d’accommodement raisonnable. Ce concept, qui est une invention du monde juridique, s’est par la suite progressivement imposé dans la sphère politique sans jamais y avoir été discuté. 

En 2004, au sujet de l’installation des souccahs juives sur des balcons de condos, la Cour suprême a rejeté le témoignage d’experts et fait de la sincérité de la croyance un critère suffisant pour être protégé par la Charte. 

En 2006, la Cour suprême autorise le port du kirpan pour un élève sikh dans une école publique de Montréal. 

En 2012, une décision de la Cour suprême confirme le caractère obligatoire du cours d’ECR, alors que des parents demandaient l’exemption pour leurs enfants. Également en 2012, la Cour suprême n’interdit pas de témoigner en cour avec un niqab dans le cas de causes criminelles. 

En 2015, la Cour suprême dit non à la prière au conseil municipal de Saguenay. Toujours en 2015, la Cour d’appel fédérale autorise le port du niqab lors des cérémonies de citoyenneté. 

En 2017, trois semaines seulement après l’adoption de la loi 62, une demande visant à faire suspendre l’article 10 de la loi qui prévoit que les services publics doivent être donnés et reçus à visage découvert a été déposée devant la Cour supérieure du Québec. Le 1er décembre, la Cour supérieure ordonne de suspendre l’article 10, alors qu’un jugement subséquent maintiendra la suspension de celui-ci. 

Démocratie mise en tutelle

Voilà comment depuis 1982, avec l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne, la démocratie parlementaire a été constamment mise en tutelle et inféodée aux décisions des tribunaux en matière de religion, donnant ainsi à la Cour suprême du Canada un pouvoir politique sans précédent. C’est ce que l’on appelle la judiciarisation du politique. 

Ce qu’il faut retenir de tous ces jugements, c’est que la définition du cadre politique et juridique des rapports entre l’État et les religions a toujours échappé à nos élus, et qu’ils ne peuvent retrouver cette prérogative qu’en invoquant la clause dérogatoire leur permettant de se soustraire à l’omnipotence des tribunaux. 

L’autonomie politique, droit fondamental 

S’il est un droit qui soit fondamental entre tous, c’est bien le droit pour un État de pouvoir assumer tous les pouvoirs nécessaires permettant de garantir l’avenir de la nation et de protéger les droits de tous les citoyens, y compris ceux en matière de laïcité. 

Le recours à la clause dérogatoire dans le cadre du projet de loi 21 n’est pas une admission de la part du gouvernement que ce projet de loi viole les chartes, mais bien le geste politique réfléchi d’un gouvernement qui assume ses responsabilités plutôt que de s’en remettre aux chartes et aux tribunaux comme l’ont toujours fait les libéraux depuis 15 ans. 

S’il est une chose à laquelle s’attaque ce projet de loi, ce ne sont pas les droits fondamentaux inscrits dans les chartes, mais bien au pouvoir extraordinaire et démesuré des tribunaux et de la Cour suprême pour définir le cadre laïque au Québec. 

Pour le dire très simplement, cette clause dérogatoire fait en sorte que la question laïque, celle de l’indispensable séparation de l’État et des religions, ne soit pas confisquée par les avocats et les juges de la Cour suprême, mais bien débattue et tranchée par les députés, ceux que nous avons démocratiquement élus à l’Assemblée nationale le 1er octobre dernier.

* Louise Mailloux a aussi collaboré au Dictionnaire de la laïcité publié chez Armand Colin.

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