Société

Quand les célébrités allaitent sur Instagram

Plus de 82 000 publications sont accompagnées du mot-clic « brelfie », qui signifie égoportrait (ou selfie) d’allaitement, sur Instagram. Ce n’est rien comparé aux 3,2 millions de photos publiées avec le mot-clic #breastfeeding, c’est-à-dire allaitement. Si donner le sein, c’est bien, le montrer, c’est mieux.

Chantal Bayard, doctorante au centre Urbanisation Culture Société de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), s’est intéressée aux photos d’allaitement que les stars affichent dans ce réseau social. Après avoir analysés 50 publications relayées entre 2014 et 2016, elle publie « Les mères célèbres sur Instagram : ce que nous révèlent leurs mises en scène de l’allaitement », dans la revue Enfances Familles Générations. La chercheuse a découvert que ces photos dévoilent plus qu’un bébé qui a faim et une mère qui le nourrit.

Mise en scène de la famille idéale

Une publication de la mannequin néerlandaise Doutzen Kroes la montre donnant le sein à sa fille au lit, tout en embrassant son mari, leur fils aîné lové entre ses parents. Cette image « renforce deux idéaux, celui de la famille complice et heureuse, et celui d’un allaitement qui se déroule aisément et avec le soutien du conjoint », écrit Chantal Bayard. La plupart des photos d’allaitement sur Instagram n’incluent toutefois pas le père. Dans certains cas, c’est une bague portée à l’annulaire gauche de la femme qui révèle la présence d’un conjoint – et la richesse du couple…

Expérience gratifiante

L’actrice américaine Alyssa Milano n’a pas hésité à citer l’auteur Milan Kundera parlant de « la joie de téter », dans la légende d’un de ses brelfies. « L’allaitement est toujours placé sous un jour heureux, de manière positive, indique en entrevue Chantal Bayard. Il n’y a pas de difficultés apparentes chez ces célébrités pour allaiter. À l’exception de deux d’entre elles, qui mentionnent en avoir vécu et les avoir surmontées. » Comme il n’y a ni mamelon douloureux ni sein engorgé, il ne reste que le bonheur d’allaiter et d’être une mère attentionnée.

Engagement pro-allaitement

Sept des treize célébrités dont les publications ont été analysées s’affichent publiquement pour la normalisation de l’allaitement. L’animatrice québécoise Vanessa Pilon – dont le compte Instagram n’a pas été inclus dans l’étude – a ainsi publié une photo d’elle donnant le sein à sa fille Claire, avec les mots-clics #breastfeeding #normalizebreastfeeding et #freethenipple (traduction libre : allaitement, normalisons l’allaitement et libérez le mamelon).

« Certaines célébrités s’inscrivent dans ce mouvement avec des mots-clics dans leurs publications, confirme Chantal Bayard. Ce qu’elles affichent comme motivation, c’est vraiment de participer à ce mouvement de normalisation de l’allaitement et à son acceptation dans les lieux publics. »

Femmes de carrière

La mannequin australienne Nicole Trunfio s’est affichée en une du magazine Elle Australia, allaitant son fils Zion tout en étant maquillée et parée de bijoux. Une photo qu’elle a relayée sur son compte Instagram, bien sûr. « Il y a des publications qui sont dans un contexte professionnel, constate Chantal Bayard. Les célébrités se préparent pour un défilé de mode, une émission de télévision ou une séance photo pour la couverture d’un magazine. Ce qui ressort, c’est que la conciliation allaitement-travail semble facile. On ne voit pas toutes les ressources économiques et le soutien nécessaires pour allaiter sur son lieu de travail. » On se doute qu’une nounou prendra bientôt le relais, mais on ne la montre jamais.

Yummy Mummy

Natalia Vodianova, mannequin russe, a publié sur Instagram une photo d’elle allaitant son dernier-né alors qu’elle est nue – et évidemment magnifique. Une « Yummy Mummy » qui brouille la frontière entre maternité et sexualité, observe Chantal Bayard. « Ces images de la femme qui, à la fois, allaite et est désirable, elles circulent beaucoup, dit la chercheuse. C’est une forme idéalisée de la maternité, qui demande aussi des ressources. Des auteurs parlent de l’idée du troisième quart de travail : pendant le premier, tu t’occupes de ton enfant, pendant le deuxième, tu vas travailler, et pendant le troisième, tu travailles ton corps. »

Jamais on ne montre de vergetures, de cicatrices, de ventre flasque, bref, de corps postnatal. « On ne voit pas de traces apparentes de la maternité, confirme Chantal Bayard. Il faut dire que la technologie et le cadrage permettent de camoufler ou de montrer ce qu’on veut bien montrer. »

Que retenir de cette analyse ?

« Ces photos servent à de multiples intérêts, résume Chantal Bayard. Elles permettent à la célébrité d’inscrire sa maternité dans sa trajectoire, de contrôler son image et de développer sa marque. Sur certaines photos d’allaitement, on voit des entreprises ou des événements qui sont nommés, c’est donc aussi utilisé à des fins publicitaires. En même temps, elles témoignent de leur expérience personnelle, en participant pour certaines à un mouvement de normalisation de l’allaitement. »

Leur influence peut être positive ou carrément anxiogène. « Ces célébrités sont une infime partie de la population des femmes, rappelle Chantal Bayard. Avant, on les voyait par moments, sur un magazine ou à la télévision. Maintenant, on peut les voir quotidiennement sur notre téléphone. C’est un rappel constant que ce modèle existe et il y a des femmes chez qui cela a un impact négatif. »

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