LIVRE WILFRID LAURIER À QUÉBEC, LE 26 JUIN 1877

André Pratte, ex-éditorialiste en chef de La Presse nommé sénateur l’an dernier, propose la « biographie » d’un discours prononcé en 1877 où Wilfrid Laurier, invité par le Club canadien de Québec, développe le thème du « libéralisme politique ». Le sujet peut sembler banal aujourd’hui, mais à l’époque, il trahit une indéniable audace.

Wilfrid Laurier à Québec, le 26 juin 1877 – Biographie d’un discours André Pratte Les éditions du Boréal Montréal, 2017 170 pages

LIVRE WILFRID LAURIER À QUÉBEC, LE 26 JUIN 1877

L’invitation qui va changer sa vie

La vie est paisible et agréable dans le village d’Arthabaskaville, en cette douce journée de juin 1877. Si l’activité industrielle de la région s’est concentrée dans le village voisin de Victoriaville, autour de la gare du chemin de fer du Grand Tronc, Arthabaskaville est le refuge de la bourgeoisie locale : avocats, notaires, officiers de justice, médecins. Entouré de terres, le village de 800 habitants s’est tranquillement blotti au pied du mont Arthabaska. C’est ici qu’on a aménagé le palais de justice du district. La belle église Saint-Christophe a été achevée il y a deux ans à peine.

L’élégante résidence de briques rouges que vient de bâtir l’architecte Louis Caron, un peu en retrait de la rue de l’Église, tranche avec les maisons en bois du village. C’est la propriété du député fédéral local, Wilfrid Laurier. Tout le monde dit le plus grand bien de l’avocat de trente-cinq ans. Même ses adversaires politiques les plus acharnés expriment, en privé, de l’estime pour la personne : orateur élégant et érudit, homme aimable, généreux, d’une politesse exquise.

Ce jour-là, Laurier se trouve dans sa pièce préférée, la bibliothèque, aménagée à l’étage. Au milieu de ses nombreux livres, il ouvre le courrier, toujours abondant. Une enveloppe cachetée à Québec attire son attention : 

Québec, 10 juin 1877

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous informer que les membres du Club canadien de Québec, club fondé dans un but d’instruction politique, ont décidé, à l’une de leurs séances, de vous prier de faire une conférence publique à Québec sur le « Libéralisme politique ».

Laurier n’es pas surpris ; l’invitation était attendue. Cependant, il ignore que celle-ci va changer sa vie. […]

Nous vivons dans un temps où les politiques se font une guerre acharnée, guerre de personnalités le plus souvent. Aussi, les membres du Club canadien ont-ils cru qu’il serait opportun, dans l’intérêt du pays et du parti libéral, de vous inviter à jeter une nouvelle lumière sur les principes qui dirigent ce parti et le but que ses chefs ont en vue.

Le style pompeux de la missive amuse Laurier. C’est que la lettre est signée par le président dudit Club canadien, Achille LaRue, un ami qui n’a aucune raison d’écrire ainsi… sinon pour créer les apparences d’une invitation officielle et imprévue. Or, cette invitation, non seulement Wilfrid l’attendait, il en est l’un des initiateurs. En effet, Achille LaRue fait partie d’un groupe de jeunes libéraux, parmi lesquels on trouve aussi Ernest Pacaud et Charles Langelier, qui rêvent des plus hauts sommets pour le député de Drummond-Arthabaska, leur aîné d’une dizaine d’années. Comme Laurier et Pacaud, Langelier et LaRue sont avocats. Les quatre hommes ont le droit comme profession mais la politique pour passion.

Pacaud, on l’a vu, a connu Laurier à Arthabaskaville, Charles Langelier, qui pratique le droit à Québec, a sans doute fait la connaissance du député de Drummond-Arthabaska par l’entremise de son frère aîné, François, brillant juriste, à la fois professeur de droit à l’Université Laval et politicien libéral.

En 1875, le signataire de l’invitation, Achille LaRue, avait été candidat malheureux lors d’une élection complémentaire dans la circonscription fédérale de Bellechasse. Il a l’intention de prendre tous les moyens pour l’emporter aux prochaines élections générales.

Venant de ses amis, l’invitation à prendre la parole à Québec pour parler du « libéralisme politique » a certainement fait l’objet d’une entente préalable. Tout comme l’acceptation de Laurier, qui suggère à ses hôtes une date trop rapprochée – le 26 juin, à peine deux semaines plus tard – pour qu’elle n’ait pas été convenue à l’avance. En fait, la soirée devait avoir lieu quatre mois plus tôt. En effet, on apprend, à la lecture de L’Union des Cantons de l’Est du 8 février précédent, que Laurier « était attendu à Québec ces jours derniers pour y faire une conférence sur le libéralisme. La salle Victoria y avait été louée à cette fin et le public devait y être admis pour 25 centimes par tête. » Sans qu’on donne d’explication, la conférence a été reportée à l’été. Cependant, il était déjà décidé que l’allocution serait « mise en brochure ». De plus, l’angle d’approche était déterminé, selon les informations obtenues par l’Union : « La question du libéralisme est traitée du point de vue purement politique, l’auteur ayant pris soin d’éviter toute incidence religieuse ».

Les jeunes libéraux veulent faire de ce discours un événement ; c’est pourquoi ils y mettent la forme. Il s’agit de montrer que Laurier est en voie de devenir le chef des libéraux dans la province. Le discours de Québec, s’il était un succès, pourrait-il achever de convaincre Mackenzie de nommer Laurier au gouvernement ? Nul doute que Laurier et ses amis l’espèrent.

Voilà ce qui vient à l’esprit du jeune Laurier lorsqu’il lit l’invitation reçue du Club canadien de Québec. Entre autres choses. Car ce discours, il en est conscient, il devra aussi le prononcer dans un contexte particulièrement délicat.

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