protection de la jeunesse

Le modèle « approuvé » des Atikamekw

Des « correctifs » sont nécessaires pour enrayer les « effets dévastateurs » du retrait des enfants autochtones de leur communauté, selon la commission Laurent

Québec — Alors que les Innus de la Côte-Nord se soulèvent pour réclamer leur pleine autonomie en matière de protection de la jeunesse, les Atikamekw ont obtenu la leur il y a deux ans. Leur modèle unique, collé aux réalités autochtones, a permis de diminuer de 80 % la judiciarisation des dossiers.

Plus de 20 ans après avoir amorcé ses démarches, le Conseil de la Nation atikamekw est devenu la première nation à conclure avec Québec un accord pour la création d’un régime particulier de protection de la jeunesse, en janvier 2018.

« On avait déjà une bonne idée d’où on s’en allait, maintenant, il fallait démontrer que l’on avait les compétences, que notre projet fonctionnait et qu’il avait des effets positifs sur la communauté, les enfants et la société en général », résume le grand chef de la Nation atikamekw, Constant Awashish.

Le régime atikamekw peut certainement inspirer d’autres communautés autochtones qui souhaitent obtenir leur propre gouvernance et ainsi s’affranchir de la direction de la protection de la jeunesse (DPJ), estime M. Awashish, qui parle désormais d’un « modèle approuvé ».

Le conseil Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam planche sur son propre système depuis une dizaine d’années, mais le mécontentement de la population envers la DPJ bouscule le plan. À deux reprises depuis septembre, les Innus ont pris la rue pour manifester leur colère envers les façons de faire de la DPJ.

Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, a assuré sur Twitter vouloir « travailler avec les Premières Nations et les Inuits sur des ententes » de délégation de pouvoirs comme celle conclue avec les Atikamekw.

En 2020, une entente de prise en charge graduelle a notamment été signée entre Québec et des communautés algonquines de l’Abitibi-Témiscamingue.

« De plus, cette année, j’ai demandé à toutes les DPJ de déployer le programme inspiré de l’approche des Premières Nations : Ma famille, Ma communauté » pour réduire le taux de judiciarisation « aussi chez les Québécois », a écrit M. Carmant.

« ÇA PREND DES CORRECTIFS »

La présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Régine Laurent – qui présentait lundi à Montréal ses constats préliminaires –, affirme que le placement d’enfants des Premières Nations à l’extérieur des milieux autochtones a « des effets dévastateurs ».

Mme Laurent a réaffirmé que la Commission « appuie » les conclusions du rapport de la commission Viens, qui recommande à l’État québécois « de soutenir financièrement et accompagner sans délai et restriction les communautés qui souhaitent prendre en charge les services de protection de la jeunesse ».

Le vice-président, André Lebon, a d’ailleurs promis que les recommandations de la Commission « feront en sorte que les autochtones » auront « les deux mains sur le volant » en matière de protection de la jeunesse.

« Il y a actuellement une illustration que [leurs] droits et leur culture [ne sont] pas respectés. »

— André Lebon, vice-président de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

« Ça prend des correctifs », a assuré M. Lebon. Le rapport est attendu pour le 30 avril 2021.

Les membres de la commission Laurent avaient affirmé être « impressionnés » par le modèle mis en place par les Atikamekw, qui leur a été présenté pendant leurs travaux, en février 2020. Le Système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA) s’applique sur le territoire de Manawan et de Wemotaci ainsi qu’à La Tuque, en Mauricie. Il n’est pas en vigueur dans la communauté atikamekw Opitciwan.

Le SIAA est sous la supervision du Directeur de la protection sociale atikamekw, qui se substitue au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ).

L’entente conclue sous le gouvernement de Philippe Couillard a été négociée en vertu de l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), enchâssé dans la loi en 2001. Une année plus tôt, les Atikamekw avaient fait la démonstration du potentiel de leur modèle par l’entremise d’un projet-pilote.

« Ça fait deux ans que l’entente est conclue, mais on peut dire qu’on améliore notre système depuis les années 2000 », relate le chef Awashish.

DES RÉSULTATS CONCLUANTS

Selon les données du Conseil de la Nation atikamekw, le premier effet de la mise en œuvre du projet-pilote au début des années 2000 a été la réduction de la judiciarisation des dossiers de protection de la jeunesse de 80 %. Encore aujourd’hui, 8 dossiers sur 10 sont réglés au « Conseil de famille ».

Le « Conseil de famille » est une des particularités du SIAA, alors qu’il intervient tout de suite après le signalement. D’ailleurs, les Atikamekw n’utilisent pas le terme « signalement », mais plutôt « alerte » pour dénoncer une situation.

Le « Conseil de famille », qui regroupe les membres de la famille élargie et les proches significatifs de l’enfant, doit convenir des mesures à appliquer de façon volontaire avec le clan familial pour « corriger la situation » dénoncée. Ces réunions peuvent durer un ou deux jours, selon les besoins.

« On les fait participer à l’intervention, on leur donne l’opportunité de se responsabiliser, de participer au processus de réhabilitation », illustre M. Awashish, qui soutient que cette façon de procéder favorise l’adhésion des parents.

Si l’impasse perdure, le dossier est soumis au « Conseil des sages », une instance paritaire composée de 10 membres de la communauté, qui pourra négocier des actions à entreprendre avec la famille impliquée. En dernier recours, le cas est judiciarisé.

En 2017-2018, 58 % des cas traités par le SIAA se sont soldés par le maintien et le retour de l’enfant dans le milieu familial. Dans 21 % des cas, l’enfant a été placé dans la famille immédiate ou élargie, alors qu’en 2016-2017, on ne parlait que de 6 % des situations. Lors d’un placement dans la famille élargie, le lien entre les parents et les enfants est préservé.

175

Nombre approximatif de dossiers qui sont traités annuellement par le SIAA

Selon les Atikamekw, le SIAA ne « réinvente par la roue », mais vient modifier « la philosophie » derrière l’intervention en matière de protection de la jeunesse. On s’assure qu’à toutes les étapes du processus, des services soient offerts en langue atikamekw ; les outils d’intervention sont aussi adaptés aux réalités culturelles autochtones.

« Notre modèle est unique, mais il n’est pas parfait, on a encore beaucoup de défis », admet Constant Awashish. Il cible le défi de recruter des intervenants originaires de la communauté et la pénurie de logements qui complique parfois le placement des enfants dans des milieux sécuritaires. On manque aussi de familles d’accueil atikamekw.

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