Vie au travail

Comment survivre au départ abrupt d’un dirigeant ?

Mort subite, grave accident, disparition… ou encore scandale, comme celui qui a secoué Juste pour rire. Quand la haute direction d’une entreprise est emportée, mieux vaut avoir un plan de contingence.

Un dossier d’Isabelle Massé

Vie au travail

Si le pire arrive

Giorgio Armani n’a pas qu’un œil aguerri pour la mode. Il a aussi le sens de la planification, à en juger par une décision prise récemment : assurer la survie de son entreprise en cas de mort ou de succession.

Au départ du milliardaire, trois personnes déjà identifiées vont prendre les rênes de la fondation qu’il a mise sur pied l’an dernier. Une fondation créée comme un outil de succession et d’investissements charitables.

« Ce qu’on a mis sur pied va obliger mes héritiers à rester en harmonie et prévenir le groupe d’être racheté ou de s’effondrer », a-t-il dit lors d’une entrevue au quotidien Corriere della Sera.

« Croyez-moi, c’est épouvantable d’avoir à décider quoi laisser à qui. Mais on a devant soi un homme dont la vie peut s’arrêter subitement. C’est vrai pour tout le monde, mais encore plus pour quelqu’un de 83 ans. »

— Giorgio Armani au Corriere della Sera

Les affaires Rozon et Salvail d’il y a deux semaines plongent les dirigeants dans une réalité qu’ils ne peuvent éviter. Ont-ils un plan de contingence en cas de scandale, de mort ou de disparition ?

Rapidement, Juste pour rire a annoncé un nouveau trio de dirigeants. Quant à Salvail & Co, ses actifs ont été rachetés par une maison de production et de distribution. Qu’en est-il des autres PME et grandes entreprises ?

« Certaines sont dans le déni, répond Louis Hébert, professeur titulaire du département de management de HEC Montréal. C’est difficile de penser à ce qu’il va arriver après nous. »

« Ce n’est pas un sujet qu’on aime aborder, surtout les cas de mort subite, poursuit Yvon Allaire, président exécutif du conseil de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP). Et les entrepreneurs ne sont pas tous équipés pour aborder de telles questions de façon systématique et rigoureuse. Dans les grandes entreprises en Bourse, celles-ci sont annuellement revues. »

On pense à Total et Eiffage, en France. En 2014 et 2015, leurs PDG sont respectivement morts dans un accident d’avion et d’une crise cardiaque à 47 ans. Dans les deux cas, une nouvelle direction intérimaire a rapidement été nommée, comprenant notamment les anciens patrons des firmes. « Souvent, les leaders externes ne sont pas imprégnés de la culture de l’entreprise, note Gerry Delli Quadri, directeur principal de la firme-conseil en développement organisationnel André Filion et Associés. Un premier dirigeant a des contacts à l’extérieur. À l’interne, quelqu’un peut prendre la relève, mais il faut s’assurer qu’il connaisse les partenaires importants. »

Et pour qu’il les connaisse, il faut les lui présenter. Donc, planifier ces rencontres.

« C’est un impondérable en termes de gestion de risques d’avoir un plan de contingence. Il faut inclure une notion de relève à court terme. Il est bon que les gens soient avisés et prêts. Et si c’est plusieurs individus, il faut bien cerner le rôle de chacun. »

— Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés

Mais encore faut-il avoir les ressources pour le faire ! Il peut être difficile pour une très petite entreprise, dont le patron assume plusieurs rôles, de penser à un plan d’urgence.

« Plus l’entreprise est petite, moins elle est préparée, observe Karl Tabbakh, avocat en droit des affaires, associé directeur régional, Québec de McCarthy Tétrault. C’est une question de ressources. Ça prend un certain nombre de personnes pour mettre en place un plan de crise et qui regroupe plusieurs départements. »

« Les très grandes entreprises ont une infrastructure, ajoute Manon Poirier. Il y a plus de réticences dans les petites ou dans les familiales, où on croit le fondateur éternel. On ne pense pas qu’il peut disparaître. »

Par ailleurs, beaucoup d’organisations qui plongent le font maladroitement, selon Gerry Delli Quadri. « La vie va vite, le personnel embauché change constamment, la communication autour du plan de relève est mal articulée, on ne sait pas qu’il y en a un, on ne sait pas quels rôles sont valorisés… », constate-t-il.

Un vent de changement souffle toutefois. « L’affaire Rozon a créé une sensibilisation, estime Gerry Delli Quadri. On risque d’avoir plus d’appels dans les semaines à venir pour concevoir des plans afin de limiter les dégâts. »

Les conséquences potentielles de l’absence d’un plan réactif

Fermeture de l’entreprise

Surtout pour les petites PME. « Car quand le désastre survient, il est souvent trop tard pour réagir », estime Gerry Delli Quadri, de Filion et Associés.

Perte importante de la valeur d’une entreprise

« Car les acheteurs potentiels savent que l’entreprise se trouve dans une mauvaise posture », dit Yvon Allaire, de l’IGOPP.

Vide de leadership

« Si la personne n’était pas bien entourée, c’est la catastrophe ! », avertit Yvon Allaire.

Vie au travail

Ædifica a pensé à tout

En matière de plan de contingence, Ædifica est un bon élève. À part émotionnellement, elle ne devrait pas être déstabilisée en cas de drame dans la haute direction.

« Un des antidotes à une situation critique est une gestion plus collégiale et décentralisée, explique Michel Dubuc, président de la firme d’architecture. Également, d’avoir un conseil d’administration qui se voit souvent et des dirigeants qui soient tenus au courant de tout. Avoir aussi un plan stratégique d’entreprise, une feuille de route, est essentiel pour qu’il y ait au moins un point de départ, pour ne pas qu’on se dise “wo !” quand un drame survient. »

Mais, en bon architecte, Michel Dubuc voit plus un tel plan comme un plan de construction de son entreprise de 235 employés.

« Les avantages sont énormes, dit-il. On rallie les dirigeants autour d’un même projet. Cette collégialité dans la direction est un peu notre ADN. D’ailleurs, on l’a renforcée ces trois dernières années, car on est dans une problématique de relève. »

« Une entreprise qui gère bien sa santé en général, qui est résiliente, qui pense constamment à son avenir est mieux équipée face aux tragédies. »

— Michel Dubuc, président d’Ædifica

Qui prendra les rênes d’Ædifica en cas de disparition subite de Michel Dubuc ? Il est prévu que le conseil se réunisse rapidement pour désigner un dirigeant intérimaire. Ædifica compte aussi sur une police d’assurance nommée Key Person Insurance. « On en a toujours eu une substantielle, avoue Michel Dubuc. Ce n’est pas donné comme police, mais dans l’ensemble des frais de l’entreprise, ce n’est pas dramatique et ça rassure les autres. »

« Cette assurance-vie sur la vie du dirigeant-clé est courante dans les PME, note Karl Tabbakh, avocat en droit des affaires et associé directeur régional, Québec de McCarthy Tétrault. C’est un produit trop cher pour les grandes entreprises. De toute façon, il est rare que celles en Bourse ne se relèvent pas de la mort de leur CEO. »

Mais dans la PME, on évite ainsi que la mort d’un haut dirigeant déstabilise la firme, fasse fondre ses revenus et conduise à une perte de contrats. « On ne veut pas avoir d’enfant ni de conjoint soudainement comme président, illustre aussi Michel Dubuc. Une police d’assurance permet de racheter rapidement les actions de la personne décédée et de nous libérer des héritiers en les payant rapidement. »

« Les organisations qui réussissent à avoir le plus de succès sont celles qui ont un plan de relève bien élaboré, dévoile Gerry Delli Quadri, directeur principal d’André Filion et Associés. Et les meilleures le refont aux années. C’est un exercice dynamique. Des employés partent et arrivent constamment. Le besoin de compétences se refait tout le temps. »

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