Chronique

Sandra veut l’aide médicale à mourir (mais pas tout de suite)

L’été dernier, Sandra Demontigny a eu le diagnostic qu’elle redoutait : elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer.

Sandra a 39 ans.

Vous avez bien lu, 39 ans.

Dans le café où je l’ai rencontrée, elle m’a raconté son histoire sans jamais chercher ses mots, sans jamais se tromper sur une date, un lieu, un nom.

Sa vie : son premier bébé très jeune, à 19 ans. Les deux autres, il y a 16 et 12 ans.

Ses études : elle fut parmi les premières sages-femmes à recevoir un diplôme de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Son travail : dans le réseau de la santé, au CISSS de Chaudière-Appalaches, où elle gère des services de sage-femme.

Son chum : Dominic, son ange gardien.

Ses passions : le travail humanitaire (en Bolivie, au Gabon, au Mali et au Congo), le vin, les langues (elle a appris l’espagnol).

Sa malédiction : un défaut génétique, en elle, microscopique héritage familial, défaut garantissant qu’elle allait développer la version précoce de la maladie d’Alzheimer. C’est en juin qu’elle a su que ce défaut génétique, elle le portait.

C’est son frère Dany qui souhaitait se faire tester. Sandra résistait, à l’origine. À quoi bon ? Elle a fini par dire oui – « quand j’ai constaté que mon intelligence déclinait ».

Verdict : Dany n’est pas porteur du gène. Sandra, oui.

« Mais dans mon for intérieur, dit-elle, je le savais que je l’avais. »

Sandra savait depuis 2007 qu’une épée de Damoclès pendait au-dessus de ses facultés cognitives : 2007, c’est l’année où son père Denys était en train de mourir de la maladie d’Alzheimer.

« C’est là qu’un neurologue nous a dit, à mon frère et moi, que mon père avait la version précoce de la maladie, la version génétique, et que nous avions, nous aussi, un risque de 50 % de développer l’alzheimer. J’avais 27 ans. Ce fut le choc de ma vie. »

Mais la vie a continué. Et Sandra a mordu dedans, à pleines dents, tout en prenant les précautions qu’il faut prendre quand on est à risque de développer cette maladie…

« J’ai fait travailler mon cerveau, dit Sandra. J’ai appris le piano. J’ai appris une autre langue, l’espagnol. J’ai commencé des études supérieures. J’ai bu du vin ! On dit que le vin rouge, ça peut être bon. Diète méditerranéenne, beaucoup d’huile d’olive…

— Et finalement…

— Et finalement, dit Sandra en complétant ma phrase, finalement je ne sais pas, je ne sais pas si ça a repoussé l’apparition de la maladie d’Alzheimer. N’empêche… J’ai eu du fun à faire tout ça. »

***

Le gène qui a agi comme une bombe à retardement en Sandra Demontigny se nomme PSEN1, pour préséniline 1.

C’est à cause de ce gène que son père Denys a développé la maladie. Comme son père en était porteur, le risque que Sandra en hérite était de 50 %. Idem pour son frère Dany.

Sandra en est porteuse. Pas Dany.

C’est donc la mutation du gène PSEN1 qui a tué le père de Sandra, à 53 ans. C’est ce qui a tué la mère de son père, à 59 ans. Et le frère de la mère de son père, et…

Et la famille de Sandra a fait des recherches généalogiques approfondies, on est remonté jusqu’au début des années 1800 pour tenter de trouver qui, dans l’arbre généalogique des Demontigny, était mort de façon précoce, précocité qui trahirait une mort due à l’alzheimer.

« On a trouvé beaucoup, beaucoup de gens de la famille qui sont morts jeunes, dit Sandra. En recoupant avec des données de l’hôpital Douglas, à Montréal, on a pu retrouver des ancêtres qui sont morts de maladies dont les symptômes sont ceux de l’alzheimer. »

***

Pour l’instant, Sandra Demontigny va bien, disons « bien », entre guillemets optimistes.

Ça va bien dans le sens où elle fonctionne en société, dans sa cellule familiale. Ses collègues de travail, sa meilleure amie Marie-Josée en tête, l’appuient, comprennent ses petits oublis, ses nouvelles limites.

« Mais un jour sur trois, mon chum doit venir au bureau me porter quelque chose que j’ai oublié à la maison : mon téléphone, mon lunch, mes médicaments… »

Sandra adopte des stratégies pour compenser la mémoire à court terme qui décline.

Elle fait des listes.

Elle range ses affaires aux mêmes endroits – « sinon je les perds, je ne les trouve plus… ».

Pour les mots, elle trouve… Quand elle parle français. « Mais sinon, je mêle l’anglais et l’espagnol ! »

J’écoute Sandra, je prends des notes, j’ai le vertige en prenant la mesure du gouffre qui sépare cette belle sérénité qu’elle affiche dans ce café et ce qui l’attend, inéluctablement, dans quelques années.

« As-tu fait la paix avec ça, avec cette bombe à retardement ?

— J’en ai eu de la schnoutte dans ma vie, me répond-elle. Mon père est mort jeune. J’ai fait trois dépressions, liées à la maladie d’Alzheimer, à ces plaques dans ma tête. Mon troisième accouchement a été dur, je suis devenue stérile… Donc, je suis résiliente. Et quand j’ai fait de la coopération internationale en Bolivie, j’ai vu du monde marcher 10 kilomètres pour pouvoir manger. Je me dis qu’il y a pire que moi. Je me dis que j’ai une belle vie. La vie que j’ai, j’en profite… »

Elle en profite parce qu’elle sait ce qui l’attend. Elle a vu son père Denys décliner, un déclin qui s’est précipité de façon aiguë de 2005 à 2007.

« C’est pour ça que je ne veux pas vivre le marasme des derniers milles… »

Denys Demontigny a dû cesser de travailler à 47 ans, après des années à compenser ses trous de mémoire, à compenser honteusement : il ne voulait pas dire à son entourage qu’il était malade.

Trop fort, trop fier…

« Il a un jour décidé de faire du covoiturage avec un collègue. Il disait que c’était bon pour l’environnement. Mais ce n’était pas ça : il se perdait en allant travailler… »

— Sandra Demontigny

Après la retraite, il y a donc eu ce lent déclin des facultés cognitives de M. Demontigny, mais imaginez un déclin cognitif dans un corps jeune, dans un corps encore fort…

« Mon père faisait de l’errance dans la maison. Il pouvait passer la journée à marcher dans la maison. Il tombait d’épuisement. Il pouvait se buter de longs moments contre un mur, il avançait, frappait, reculait et recommençait. Et il perdait son inhibition : à l’hôpital, il a mordu une infirmière, il s’est mis à lécher le plancher… »

Attaché sur son lit, vers la fin, Denys Demontigny se blessait à force d’essayer de se lever. Son esprit s’éteignait lentement, mais son corps était encore fort, parce qu’encore jeune.

« Dans son délire, se souvient Sandra, il nous envoyait ch… Une des dernières paroles qu’il a dites à mon frère, c’est : “M’as te tuer, mon tabarnak…” »

Ce qui était l’antithèse de ce que fut cet homme aimant, ce père présent, avant d’être frappé par la maladie.

Et c’est là, après une heure d’entrevue, que Sandra essuie une larme, la seule qui coulera lors de notre rencontre.

« J’ai peur de la mort, mais j’ai encore plus peur de vivre ça. Ça va m’apporter quoi de vivre ça, à moi, à mon chum, à mes enfants ? »

***

Vous voyez venir Sandra, n’est-ce pas ?

Elle veut l’aide médicale à mourir. Pas tout de suite, car ça va « bien », comme je vous disais, Sandra sent qu’elle a encore de belles années devant elle.

Mais en vertu du cadre législatif actuel, Sandra Demontigny n’a pas le droit de recevoir l’aide médicale à mourir. Il faut être lucide au moment de la demander. Comme d’autres, elle voudrait pouvoir dire maintenant qu’il faudra lui prodiguer l’aide médicale à mourir quand la maladie aura fait qu’elle ne sera plus elle-même.

« Je veux pouvoir donner des directives anticipées, je veux pouvoir dire : “Quand je ne reconnaîtrai plus mes enfants, je veux qu’on me donne l’aide médicale à mourir.” Un peu comme un mandat d’inaptitude… »

— Sandra Demontigny

Pour l’instant, c’est impossible : Sandra Demontigny ne peut pas demander à ce qu’on lui donne l’aide médicale à mourir quand elle n’aura plus la lucidité pour y consentir.

Mais les choses bougent. Il y a des contestations judiciaires de la loi fédérale qui encadre (et qui restreint) l’aide médicale à mourir. Il y a ces six ordres professionnels qui, mardi, ont pressé le gouvernement du Québec de demander un renvoi à la Cour suprême, pour déterminer si la loi fédérale est constitutionnelle, avec ce critère de « mort raisonnablement prévisible » qui fait controverse.

Sandra est donc dans une course contre la montre : elle espère que la maladie d’Alzheimer va évoluer moins vite que les lois…

« Le compteur, lance Sandra, est parti. Et nous sommes une méchante gang comme ça. »

Elle place beaucoup d’espoir dans le premier ministre François Legault. En campagne, la Coalition avenir Québec (CAQ) a promis d’explorer comment le Québec pourrait élargir – à l’intérieur de ses compétences – l’accès à l’aide médicale à mourir, évoquant nommément les gens atteints d’alzheimer.

Le 1er octobre, elle a voté CAQ.

« J’ai amené mon fils, mon plus jeune, avec moi dans l’urne. Il a vu pour qui je votais. Il m’a demandé : “Tu votes PQ, d’habitude, pourquoi tu votes pour la CAQ ?” Je lui ai dit que je votais pour la CAQ pour ça, parce qu’ils ont promis d’essayer d’élargir l’aide médicale à mourir à des gens comme moi. Je suis bien transparente avec mes enfants. Je ne leur cache rien. Même si c’est triste. »

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