Chronique

L’escalier

On est arrivés rue Harvard. Il est presque 21 h 30. Jamais on ne sort si tard le soir. Mais ce soir, c’est spécial, c’est la veille du jour de l’An. Toutes les autres fêtes ont lieu chez nous. Noël, Pâques, les anniversaires, l’Action de grâce, c’est toujours à la maison que ça se passe. Sauf la dernière soirée de l’année. À notre tour d’être reçus par nos deux anges. Toujours les mêmes : Laure, la sœur de ma mère qu’on appelle Tantô, et Marie-Laure, son inséparable amie. Les deux tantes que nous allons rejoindre à la mer, pour vivre notre plus belle semaine de l’été, eh bien, c’est chez elles que nous la vivons, notre plus belle nuit de l’hiver.

Elles habitent au troisième étage d’un immeuble d’habitation. Il n’y a pas d’ascenseur. Je dois monter à pied. Avec mes jambes mal foutues, ça n’est pas évident. Mais je monterais cent étages pour aller les rejoindre, tellement je les aime, tellement on est bien chez elles.

Je me précipite sur le bouton à côté de leur nom. Je pèse dessus. Ça fait bip. On peut ouvrir la porte et commencer l’ascension.

À chaque marche que je gravis, je pense à ce qui nous attend, et ça me fait avancer. Leur appartement est tout blanc. Mais vraiment tout blanc. Comme leur lapin blanc. Même le téléphone est blanc. Même la télé est blanche. Et, bien sûr, la nuit l’est aussi. Quand on y entre, ça sent bon. Tellement bon. Marie-Laure cuisine durant une semaine pour ce réveillon. Juste son croquembouche lui a pris deux jours. Ce sont les meilleurs choux à la crème de la planète. J’en rêve durant un an.

On est arrivés au premier palier. C’est trois étages, mais avec les paliers, c’est comme six à monter. Les plafonds sont hauts dans les vieux appartements de NDG. Toute la famille a les bras chargés de cadeaux. On va en donner durant des heures. Je tiens le sac avec les miens, ce qui ralentit ma progression. Pas grave. L’important, c’est de monter. Jusqu’à 8 ans, mon père me prenait dans ses bras. On arrivait plus rapidement. Aussitôt rendu en haut, mon père s’allumait une cigarette pour reprendre son souffle.

À 8 ans, mon père voulait me prendre encore, mais je ne voulais plus. Je tenais déjà ma résolution de la nouvelle année. M’arranger tout seul, comme les autres. Et si je tombe, je me relèverai. Je me souviens, c’est cette année-là que j’ai regardé mon premier Bye Bye. Sur la télé toute blanche des Laure. Un bel écran douze pouces noir et blanc. Je ne sais pas si Dodo va encore imiter Chartrand, cette année. Elle est tellement drôle. J’ai hâte. Surtout pour entendre le rire de mon frère. Mon frère rit aussi fort que le bonheur. Moi, je ris moins. Pas parce que je ne trouve pas ça bon. Parce que j’observe. J’essaie de comprendre comment ça se fait, un Bye Bye. On ne sait jamais. Peut-être que, plus grand, j’écrirai pour Dominique Michel. Elle a l’air aussi folle et fine que mes tantes.

À minuit, elles vont ouvrir le champagne. Ça va faire pop ! Il va en couler partout. Pendant qu’on trinque, Marie-Laure va dire : Faut se regarder dans les yeux ! Et on va tous s’embrasser. J’aime ça, le champagne, c’est comme des bulles de baisers. Une année, j’ai vidé tous les fonds de verres des adultes. Ma première cuite ! Presque ma dernière ! Marie-Laure m’a pris en photo avec son polaroïd. J’ai l’air d’Olivier Guimond. Il faut dire que je n’ai pas besoin de boire pour monter les escaliers comme lui.

Un étage complet de gravi. Je me demande quel sera le gadget de la soirée. Tous les ans, elles achètent un nouveau jeu qu’on n’a jamais vu. Il y a eu un tic-tac-toe à trois dimensions, des avions à ressorts qui volaient dans la maison, une gogosse avec une grosse boule argent et deux tiges pour la faire rouler vers les trous. Ça va être difficile de battre celui de l’année passée : un jeu relié à la télé. On se croirait en l’an 2000. Ça s’appelle le Pong. Ça ressemble au tennis. Tu contrôles une barre blanche qui bouge sur l’écran et qui fait rebondir un petit carré blanc. Irréel ! J’ai joué toute la nuit. J’étais tellement bon que mes tantes me l’ont donné. Ça fait un an que je joue, et je ne suis pas tanné encore.

Ça commence à sentir bon. On est seulement au deuxième étage et on se croirait dans leur cuisine, tellement les plats de Marie-Laure embaument tout le voisinage. Ma sœur n’en peut plus. Elle monte les marches deux par deux. En courant. J’entends la porte de leur appartement s’ouvrir ! Bonsoir ! Bonsoir ! C’est leurs voix toutes contentes. Pleines de joie et de tendresse. J’accélère mon rythme. Mon père me dit de faire attention, mais je ne l’écoute pas. J’ai trop hâte ! Allez, une de plus ! Et une autre ! Je m’enfarge et je continue. Y a rien comme l’espoir du bonheur pour vous faire avancer. Ça fait avancer encore mieux que le bonheur.

Cette année, si l’enfant que j’étais arrivait en haut de l’escalier, il n’y aurait personne pour le prendre dans ses bras et le couvrir de baisers. Marie-Laure est morte le 25 novembre dernier. Elle est partie rejoindre Laure, disparue, il y a trop longtemps déjà. Pour les retrouver, il faut maintenant prendre l’escalier vers le ciel. C’est le même que celui de la rue Harvard, c’est juste que dans ce temps-là, le ciel était moins haut.

Une année, c’est un escalier. On monte les 365 marches. Par amour.

Merci pour tout, Marie-Laure ! Merci pour tout, Tantô ! Je vous souhaite de bien fêter, dans votre appartement encore plus grand, encore plus blanc. À minuit, le 31, je vais lever ma coupe vers vous. En cherchant vos yeux.

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