Décryptage

Le lourd passé de Joe Biden

NEW YORK — Lors du tout premier combat de sa carrière politique, au milieu des années 70, Joe Biden s’est attaqué à la déségrégation forcée des écoles publiques du Delaware, l’État qui l’avait élu au Sénat des États-Unis à l’âge de 29 ans.

S’il décide de se présenter à l’élection présidentielle de 2020, l’ancien vice-président aura peut-être à regretter les mots qu’il a choisis à l’époque pour défendre son point de vue. Son combat, faut-il le rappeler, l’opposait au « busing », l’organisation controversée du transport scolaire pour favoriser la mixité raciale dans les écoles.

« Je n’accepte pas l’idée, populaire dans les années 60, qui dit : “Nous avons opprimé l’homme noir pendant 300 ans et l’homme blanc est très en avance dans la course pour obtenir tout ce que la société a à offrir. Pour arriver à l’égalité, nous devons donner à l’homme noir une longueur d’avance, ou même freiner l’homme blanc afin d’égaliser les chances.” Je n’accepte pas cette idée », avait déclaré le jeune sénateur à un hebdomadaire du Delaware en 1975, opinion que le Washington Post a ressuscitée la semaine dernière.

Un peu de contexte : Joe Biden et sa femme Jill ont passé les derniers jours à Sainte-Croix, dans les Antilles. Endroit idéal pour prendre des forces avant de se lancer dans une course à la présidence ou, à tout le moins, pour y réfléchir.

L’ancien bras droit de Barack Obama partirait en position enviable. Avant même d’avoir annoncé sa décision sur une possible candidature, il devance tous les candidats démocrates déclarés dans l’Iowa, selon un sondage Des Moines Register/CNN/Mediacom publié samedi soir. Son avance sur Bernie Sanders est certes mince (deux points de pourcentage), mais elle illustre la popularité personnelle de l’oncle Joe auprès des électeurs de son parti dans cet État du Midwest dont les caucus lanceront le marathon présidentiel en février 2020. À l’échelle nationale, sa marge sur le sénateur du Vermont est plus grande – 9,5 points de pourcentage, selon la moyenne des sondages compilée par le site Real Clear Politics.

Et les signes se multiplient par rapport à son intention de briguer la Maison-Blanche pour la troisième fois après des essais malheureux (et très peu convaincants) en 1988 et en 2008. 

Samedi soir, le site Politico révélait que l’équipe mise en place par Joe Biden pour une possible campagne venait d’embaucher l’un des organisateurs électoraux les plus réputés de la communauté hispanique.

Mais il y a un doute. À en croire les médias américains, Joe Biden craint qu’une campagne présidentielle n’entraîne des attaques contre son fils Hunter, surtout de la part de Donald Trump. Hunter Biden, aujourd’hui avocat au sein d’un prestigieux cabinet juridique, a été accusé en 2015 par son ex-femme d’avoir fréquenté des prostituées et abusé de l’alcool et de la cocaïne. Il a aussi fait les manchettes en nouant une relation amoureuse avec la veuve de son frère Beau, mort en mai 2015 des suites d’une tumeur au cerveau.

« pas d’autre choix que de les retirer de la société »

Mais le doute de Joe Biden s’étend peut-être aussi à son propre passé. L’épisode du « busing » au Delaware n’est qu’un chapitre d’une longue carrière où l’ancien sénateur a adopté des positions ou fait des déclarations susceptibles de heurter les électeurs démocrates d’aujourd’hui, notamment les Afro-Américains et les femmes.

À titre de président de la commission judiciaire du Sénat, par exemple, Joe Biden a joué un rôle clé dans l’adoption, en 1994, d’un projet de loi ayant contribué à l’incarcération massive des Afro-Américains. Voici comment il justifiait la mesure en 1993, selon un clip déterré par CNN la semaine dernière : 

« Nous avons dans nos rues des prédateurs que la société a créés, en partie à cause de sa négligence. […] Nous n’avons pas d’autre choix que de les retirer de la société. […] Il s’agit d’un contingent de jeunes, des dizaines de milliers d’entre eux, qui sont nés hors mariage, sans parents, sans supervision, sans aucune structure, sans le développement d’une conscience parce qu’ils n’ont littéralement pas été socialisés. »

Bernie Sanders, rappelons-le, avait critiqué le projet de loi, n’y voyant que « châtiment », « punition » et « vengeance ».

Joe Biden présidait la même commission judiciaire en 1991 lors de l’affaire Clarence Thomas-Anita Hill. 

À ce titre, il a notamment refusé de permettre à des femmes de témoigner pour corroborer les accusations de harcèlement sexuel formulées par l’avocate à l’encontre du futur juge de la Cour suprême des États-Unis.

Joe Biden a voté contre la confirmation de Clarence Thomas, mais il n’a jamais fait son mea culpa concernant son traitement d’Anita Hill, et ce, même s’il lui aurait dit en privé qu’il lui devait des excuses publiques. Ces excuses ne manqueraient sans doute pas d’être offertes dans le cadre d’une campagne présidentielle.

Elles devraient aussi être précédées ou suivies par un discours où Joe Biden tenterait de faire amende honorable pour des propos sur le « busing » ou la criminalité qui semblent aujourd’hui teintés de racisme. Lors de la plus récente célébration de la Journée de Martin Luther King, en janvier dernier, il a d’ailleurs affirmé que la loi de 1994 avait été une « grande erreur » en raison de ses conséquences catastrophiques sur la communauté afro-américaine.

« L’Amérique blanche doit reconnaître qu’il y a encore un racisme systémique. Et cela continue sans que plusieurs d’entre nous le voient », a-t-il déclaré.

Joe Biden pourrait certes vite devenir le candidat favori des démocrates modérés, qui sont sceptiques par rapport à la « révolution » proposée par Bernie Sanders et d’autres candidats progressistes. Mais, à 76 ans, il pourrait aussi succomber à son long passé en politique, dont certains épisodes le font paraître comme l’homme d’une autre époque.

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