Wagner

Les mercenaires de Poutine

Visages masqués, treillis disparates et absence d’insigne. Ils sont apparus dans le Donbass en 2014. Depuis, on les retrouve partout où la Russie avance ses pions, tant géopolitiques qu’économiques. Notamment au Mali, alors que la France lève le camp. Mais Vladimir Poutine dément tout lien : « L’État russe n’a rien à voir avec cela. » Diffusé le 20 février sur France 5, le documentaire « Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine » lève le voile. Une enquête à haut risque, signée Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset. Elles nous confient des images exclusives.

Dans la nuit du 30 au 31 juillet 2018, Kirill Radtchenko, Alexandre Rastorgouïev et Orkhan Djemal, trois journalistes russes, sont assassinés près de Sibut, au cœur de la Centrafrique. Ils enquêtaient sur les activités du groupe Wagner, une sulfureuse organisation russe de sécurité privée qui n’existe officiellement pas mais dont les hommes – sans insigne, le visage toujours masqué – sont pourtant déployés en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Soudan, au Mozambique, en Centrafrique et, maintenant, au Mali.

Des chiens de guerre qui défendent souvent les pouvoirs en place et n’ont de comptes à rendre à personne. Son activité affichée peut ne pas être considérée comme illégale, mais Wagner est une société fantôme. Ses mercenaires sont apparus au début de la guerre du Donbass, en 2014, quand ils sont venus prêter main-forte aux séparatistes prorusses en conflit avec Kiev.

Dix mille hommes seraient passés par leurs rangs, surtout d’anciens militaires de l’armée russe utilisés par Vladimir Poutine partout où il souhaite avancer ses pions sans en avoir l’air. Et sans avoir à en payer le prix diplomatique. En termes savants, on appelle ça le « déni de plausibilité ». Moscou peut ainsi nier des interventions diligentées en secret et n’a pas à se justifier sur d’éventuelles bavures. En outre, l’État russe économise sur les pensions et ne paie pas d’indemnisation aux familles qui ont perdu un fils, un père ou un mari. Un mercenaire sans existence juridique ne meurt pas au combat. Il s’évapore.

En apprenant le meurtre des journalistes russes en Centrafrique, deux reporters françaises, Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset, amies depuis leurs études à Sciences po, décident d’enquêter. En 2018, personne en France ne s’intéresse à ce sujet. « Est-ce que cela nous concerne vraiment ? » leur répond-on. Elles rongent leur frein jusqu’au mois de janvier 2021. Capa produira leur formidable documentaire – diffusé le 20 février sur France 5 –, fruit d’une année d’enquête en Russie, en Libye et en Centrafrique. Un film global sur un phénomène en pleine expansion, extrêmement bien informé, à la photo subtile et soignée, et tourné dans des conditions difficiles.

Les journalistes se partagent le travail. Ksenia Bolchakova, une binationale qui parle le russe comme le français, sans accent (son père fut le dernier correspondant de la « Pravda » à Paris), explore le volet russe et cherche à décrocher des interviews de militaires opérant ou ayant opéré chez Wagner. Le graal. Aucun d’eux n’a encore témoigné à visage découvert. Alexandra Jousset, rompue aux longues investigations, s’occupe de mener l’enquête générale. Il s’agit de démontrer que Wagner n’est pas avec ses barbouzes une société de sécurité privée comme les autres.

C’est tout un système qu’il faut mettre au jour, une résurgence de la guerre froide, une armée de l’ombre créée par une figure caricaturale digne d’un film d’espionnage de bas étage, Dmitri Outkine, surnommé par ses hommes « Sa Majesté noire ».

Ce vétéran des forces spéciales russes, au visage taillé à la serpe, est féru de symboles nazis et arbore des tatouages à la gloire du IIIReich. Il a nommé sa compagnie en mémoire du compositeur favori d’Adolf Hitler. Sur les réseaux sociaux, il utilise des clips dignes des réalisations de Daech : on y promeut la virilité et la violence selon les codes des films d’action. Les personnages clés de cette nébuleuse paramilitaire semblent sortis de l’imagination d’un scénariste perdu dans les clichés.

Mais la réalité dépasse parfois la fiction. Wagner serait financé par un passe-muraille à l’œil torve, Evgueni Prigojine. Cet oligarque qui porte son âme sur son visage a fait fortune dans la restauration en servant le couvert dans les cantines des casernes et des écoles. Surnommé « le cuisinier de Poutine », il est accusé par le FBI d’avoir créé des usines à trolls lors de la présidentielle américaine de 2016, afin de privilégier la candidature de Donald Trump, bien que de telles interventions aient toujours été niées. Partout où passe Wagner, Prigojine récupérerait, via des sociétés-écrans, des concessions de mines d’or ou de diamants. Car Wagner se paie sur les ressources des pays qu’elle prétend aider.

Après avoir ferraillé pendant des mois, Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset parviennent à rencontrer deux hommes liés aux forces Wagner. Le premier, Marat Gabidoulline, joue en permanence avec des couteaux et des briquets qu’il fait glisser entre ses doigts pour travailler sa dextérité, sa rapidité à recharger une arme. Il a 56 ans et a combattu en Syrie l’État islamique. Ce n’est pas « un petit concombre frais », comme dit une expression russe. Il a failli mourir deux fois et n’a plus peur de rien.

En 2019, le mercenaire avait publié un livre sur son expérience, que son éditeur russe a retiré de la vente après avoir reçu des menaces. Le premier contact est glacial. Mais Marat accepte de témoigner à visage découvert. Il veut raconter ses combats, montrer ses médailles et expliquer que les soldats de Wagner ne sont pas tous des fous furieux sanguinaires. Il dit sa fierté d’avoir vaincu Daech, témoigne notamment d’un épisode bien connu de la guerre en Syrie qu’il a vécu dans sa chair : le 8 février 2018, une colonne de Wagner qui s’avance vers le champ de gaz de Conoco, à proximité de Deir ez-Zor, est vitrifiée par l’aviation et l’artillerie américaines en appui des forces kurdes. Gabidoulline est sous les bombes. Des Américains qui tuent des Russes au combat, ce n’est pas tous les jours ! Il décrit cette expérience amère, au cours de laquelle il perd beaucoup de ses hommes.

Le deuxième personnage témoigne le visage masqué. Il s’agit d’un recruteur nommé Vassily, probablement en mission commandée, de l’avis des journalistes éberluées par sa faconde et la violence de ses propos. Vassily légitime toutes les formes d’exaction, même sur les civils : « Il vaut mieux que des gens innocents meurent à cause de vous plutôt que de voir les tripes de votre pote. » Vassily ne représente pas la Russie mais une partie de ses citoyens, souvent d’ex-militaires qui rêvent de restaurer la grandeur soviétique, celle d’un empire, et qui pensent que tous les moyens sont permis pour atteindre cet objectif. Aux journalistes qui lui demandent pourquoi il a accepté de leur parler, Vassily répond sans émotion : « Pour que vous compreniez où nous nous situons dans le dialogue… »

Les mercenaires de Wagner opèrent aussi en nombre en Centrafrique, où ils défendent le pouvoir central de Faustin-Archange Touadéra, président depuis 2016, contre les factions rebelles qui veulent l’éliminer. Un rapport accablant des Nations unies indique que, en 2021, les exactions de certains membres de cette armée de supplétifs auraient provoqué la mort, dans des conditions cruelles, d’au moins 144 personnes.

Sans règle d’engagement précise, sans chaîne de commandement établie, ils commettent régulièrement des crimes de guerre. En Syrie, quatre d’entre eux ont torturé et assassiné un déserteur de l’armée de Bachar al-Assad avant de lui couper la tête et de le brûler.

En réaction, le 13 décembre dernier, l’Union européenne a gelé les avoirs de huit membres de Wagner, dont Dmitri Outkine. Ksenia Bolchakova et Alexandra Jousset ont récupéré une vidéo montrant un de ces crimes commis en pleine Centrafrique. On y voit deux personnes assassinées sommairement par des hommes de Wagner. Grâce à un collaborateur, exfiltré du pays depuis, elles ont aussi recueilli le témoignage d’une femme qui a subi un viol collectif. À l’heure où la France s’apprête à retirer ses troupes du Mali, laissant le champ libre aux mercenaires russes, ces informations glacent le sang.

Pendant un an, les journalistes ont vécu dans une forme de paranoïa salvatrice. À l’aéroport de Moscou, elles ont passé trois heures avec un officier du FSB, l’ancien KGB, qui a récupéré le numéro de série international (Imei) du téléphone d’Alexandra Jousset. En Libye, où elles ont sué pendant dix-sept jours sous 54 °C, elles ont eu maille à partir avec les services de renseignement du pays. En Centrafrique, dès le premier jour, elles ont été photographiées dans la rue, leur chambre d’hôtel a été visitée, un drone les a survolées. Elles apprendront plus tard qu’un des 147 médias russes appartenant à Evgueni Prigojine a envoyé à Bangui une équipe chargée de tourner sur elles un film de vingt minutes afin de les faire passer pour des agents de la CIA, faux témoignages à la clé.

Restent les moments les plus émouvants, les plus humains de ce reportage au long cours : la tristesse de la mère d’un de ces soldats de fortune tué en Syrie, auprès du père de Kirill Radtchenko, le journaliste assassiné en 2018. C’est toute la force de ce film qui n’oublie pas de livrer les histoires de gens simples, broyés par les rouages de la géopolitique. La plupart des Russes qui s’engagent chez Wagner sont de jeunes hommes déclassés, en quête d’argent (1500 euros par mois en mission, plus de quatre fois le salaire médian en Russie). Leurs victimes sont aussi pauvres qu’eux.

Depuis le début de l’année, au Mali, les autorités françaises préparent le départ des troupes de l’opération Barkhane. Au même moment, Wagner pose ses valises, négocie des concessions de mines d’or. Son arrivée est applaudie par une population locale très remontée contre la France. Sur internet, les médias de Prigojine ne cessent de diffuser des fake news antifrançaises pour manipuler l’opinion. Les anciennes colonies de l’Hexagone sont la cible prioritaire de Wagner. Et les autorités françaises n’ont pas compris à temps ce que représentait la menace Wagner dans cette guerre hybride. Elles ont regardé avec condescendance ces troupes de mercenaires, en oubliant comment fonctionnait la Russie de Poutine. Le réveil est douloureux à l’heure où l’Ukraine vit avec le bruit des bottes.

« On n’est pas des têtes brûlées prêtes, moyennant de l’argent, à exécuter de pauvres Africains, lâche Vassily. On n’en a rien à foutre d’eux. Notre cible, c’est le monde occidental, avec ses idéologies et ses valeurs. Nous sommes élevés différemment. Nous avons une autre vision du monde. Nous serons toujours en conflit avec l’Occident. »

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