Chronique

La déroute du « boys club »

Trois cent soixante-quinze ans plus tard, ce qui me surprend, ce n’est pas qu’une femme soit devenue mairesse de Montréal. Ce qui me surprend, c’est que l’on soit aussi surpris. Comme s’il s’agissait d’un changement précipité. Comme si Valérie Plante était une extraterrestre devenue mairesse par magie. Comme si c’était normal d’avoir attendu tout ce temps. Mais voyons, pourquoi cet empressement à vouloir faire élire une femme après seulement 375 ans de règne masculin ? Mesdames, vous avez eu Jeanne Mance en 1642, il ne faudrait tout de même pas exagérer ! Soyez patientes !

On ne compte plus le nombre de commentaires paternalistes essuyés par la cheffe de Projet Montréal qui a détrôné Denis Coderre dimanche soir. On a parlé d’une victoire par défaut contre un maire sortant qui a sous-estimé son adversaire – comme quoi le fait d’être sous-estimée pour une femme aspirant à un poste de pouvoir est parfois un avantage. Comme si une femme ne pouvait pas être « l’homme de la situation ». Tout ça est louche. Il doit y avoir un homme, un vrai, là-dessous. Un homme comme Luc Ferrandez, n’a cessé de marteler le maire sortant.

On a beaucoup parlé du sourire de Valérie Plante. On a parlé de sa manière d’être, de son côté jovial. On a parlé de ses boucles d’oreilles. Comme si la forme pour les femmes était toujours plus importante que le fond. Les choses sérieuses, c’est bien connu, sont le registre des hommes.

À mon sens, il y a sous cette prise de pouvoir au féminin quelque chose de plus profond que l’on tend à passer sous silence. La victoire historique de Valérie Plante et de son équipe me semble emblématique d’un ras-le-bol devant le traditionnel « boys club » qui tient pour acquis que le pouvoir lui revient. Elle laisse transparaître un désir d’ébranler les colonnes du temple dans la foulée du mouvement #MoiAussi. Elle n’est pas étrangère à « l’ouragan social » dont parlait la ministre de la Condition féminine Hélène David au lendemain de l’affaire Weinstein.

La déroute du « boys club » est aussi le résultat d’une vaste prise de conscience. On réalise de plus en plus que si des comportements comme ceux que l’on reproche à Gilbert Rozon et à d’autres hommes de pouvoir ont été tolérés aussi longtemps, c’est parce que les structures du pouvoir le permettent. 

Tant que ces structures ne changeront pas, les injustices subies par les femmes resteront dans l’angle mort de nos sociétés.

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En matière d’égalité entre les sexes, les pas en avant s’accompagnent de trop nombreux pas en arrière. La semaine dernière, le Forum économique mondial nous apprenait que pour la première fois en 10 ans, les inégalités hommes-femmes se sont accentuées dans le monde. Le Canada a glissé du 14e au 16e rang du palmarès mondial. Globalement, si la tendance se maintient, il faudra attendre encore 217 ans, soit en 2234, pour atteindre la parité sur le marché du travail.

Dans un tel contexte, l’arrivée au pouvoir d’une première femme à la mairie de Montréal a quelque chose d’encourageant. C’est une source d’inspiration pour les jeunes, croit la ministre de l’Économie Dominique Anglade, qui a appelé Valérie Plante hier pour la féliciter. « Je lui ai dit : "On va se parler d’économie, c’est sûr. Mais moi, j’aimerais qu’on se parle de femmes et politique." »

Pour la ministre Anglade, Valérie Plante, qu’on a vue sur scène dimanche avec ses enfants et son conjoint, représente « une autre façon de faire de la politique ». « D’un point de vue historique, cela s’inscrit dans une suite logique. Il y a eu une femme première ministre au Québec. Il y a maintenant une première femme maire de Montréal. Il faut qu’il y ait plus de personnes encore qui brisent ces plafonds de verre. »

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Le changement n’est pas que cosmétique. S’il est vrai que des électeurs ont voté contre le style autarcique de Denis Coderre ou encore contre les damnés cônes orange, il serait réducteur de réduire le résultat de l’élection à une saute d’humeur. On ne s’est pas contentés d’échanger des cravates contre des boucles d’oreilles ou des mines renfrognées contre de jolis sourires. C’est oublier la lame de fond.

« C’est notre tour ! », ont dit plusieurs électrices à Sue Montgomery, élue sous la bannière de Projet Montréal dans l’arrondissement de Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, lorsqu’elle faisait du porte-à-porte. Certaines savaient que cette ex-journaliste de The Gazette était l’instigatrice du mouvement #AgressionNonDénoncée (qui a précédé le mot-clic #MoiAussi en 2014) et ont abordé la question avec elle. Elles savaient à quel point il était urgent, dans un tel contexte, que des femmes prennent leur place en politique et que leur présence ne soit pas que symbolique. « Peu importe leur âge, ces femmes étaient très contentes de pouvoir voter pour une équipe féminine. J’ai noté la même chose chez les jeunes hommes aussi. » Elle a senti aussi chez les électeurs une lassitude devant le « boys club ». « Les gens sont tannés des politiciens traditionnels. Ils ont soif d’une autre façon de faire, avec plus de transparence et d’authenticité. »

Les parents de Sue Montgomery, âgés de 91 ans, sont venus de l’Ontario pour encourager leur fille. Elle l’a emporté au terme d’une lutte serrée contre l’ex-député libéral Russell Copeman, qui semblait sûr de gagner. « Comme femme, il a fallu travailler deux fois plus dur pour gagner. Lorsqu’on a eu les résultats, mon père a pleuré. »

Même s’il reste bien du chemin à faire, il y a là une vague difficile à arrêter, croit Sue Montgomery. « Les digues ont cédé. Chaque jour, un homme se réveille terrifié à l’idée de découvrir les manchettes. On ne peut plus reculer. »

« Une femme à la mairie, c’est le meilleur cadeau d’anniversaire que Montréal pouvait recevoir pour ses 375 ans. »

Chronique

La vague rose

Bien avant les élections de 2013, Denis Coderre m’avait appelée pour me demander si je voulais luncher avec lui. À l’époque, je couvrais le municipal. Je me suis dit : « Tiens, tiens, c’est vrai qu’il veut devenir maire de Montréal. »

Député libéral à Ottawa depuis 1997, il faisait du surplace. Véritable bête politique, il cherchait un nouveau défi.

Au restaurant, Denis Coderre me tutoyait gros comme le bras. Pourtant, on se connaissait peu et j’avais presque 10 ans de plus que lui. Insensible à sa familiarité, je lui donnais du vous et du M. Coderre.

Il voulait savoir comment fonctionnait la politique municipale. Il était préoccupé par une question : pouvait-il se présenter à la mairie sans créer un parti ? Je lui avais poliment répondu que je n’étais pas une conseillère, mais une journaliste et qu’il n’avait qu’à embaucher un spécialiste s’il voulait des réponses à ses questions.

J’en avais profité pour lui poser des questions sur Montréal. Son ignorance était surprenante. Il ne connaissait rien, ou presque, au fonctionnement du conseil municipal. Une seule chose l’intéressait, le pouvoir, et il n’avait qu’une vision : lui.

On reproche à Valérie Plante son manque d’expérience de la politique municipale. Laissez-moi rire, elle en a 100 fois plus que Denis Coderre en 2013 lorsqu’il a été élu maire de Montréal.

Valérie Plante est chef de l’opposition depuis un an et elle siège au conseil d’arrondissement de Ville-Marie depuis 2013. C’est un arrondissement stratégique, car il couvre le centre-ville. Elle a travaillé pendant quatre ans en face de deux hommes durs et opiniâtres, Denis Coderre et Richard Bergeron. Elle a survécu sans se laisser intimider.

On confond trop souvent politicien de carrière et compétence.

Remet-on davantage en question la compétence d’une femme ? La réponse est évidente.

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Valérie Plante est compétente, comme pouvait l’être Jean Doré lorsqu’il a été élu maire en 1986 à la tête du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). Chef de l’opposition, il n’avait siégé que deux ans au conseil municipal.

La vague d’hier ressemble à celle qui a propulsé Jean Doré à la tête de la Ville. Les Montréalais en avaient assez de l’ère Jean Drapeau marquée par une gestion autocratique. Ils voulaient une ville pour eux, avec une vie de quartier, des espaces verts et des outils de consultation. Doré proposait une révolution. Il avait été élu avec 70 % des voix.

En votant pour Valérie Plante, les Montréalais ont tourné le dos à Denis Coderre. Ils ont jeté par-dessus bord la vieille politique, l’arrogance et le manque de transparence pour se jeter dans les bras de Projet Montréal.

Denis Coderre n’avait pas de vision, ou si peu. Des flashs, oui, mais rien de plus. Des bons et des mauvais flashs qui tiraient à droite et à gauche, pour le meilleur et pour le pire. Gérald Tremblay non plus n’avait pas de vision. Le RCM, oui. Projet Montréal, l’héritier spirituel du RCM, aussi.

Jamais Projet Montréal n’aurait abattu 1000 arbres matures pour construire une place de spectacle bétonnée en plein cœur du parc Jean-Drapeau, comme Denis Coderre l’a fait.

Mille arbres matures. Je l’ai encore sur le cœur.

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Rien, ou presque, n’annonçait une victoire de Valérie Plante même si les derniers sondages la plaçaient à égalité avec Denis Coderre. L’histoire jouait contre elle. Depuis 1960, tous les maires de Montréal ont obtenu un deuxième mandat.

En 2013, une inconnue, Mélanie Joly, avait atterri, telle une météorite, dans le paysage montréalais quelques mois avant le scrutin. Elle voulait devenir maire. Avec un programme rempli de phrases ronflantes et aucune expérience, elle avait réussi à se hisser deuxième dans la course, battant le pauvre Richard Bergeron, chef de Projet Montréal, qui galérait dans l’opposition depuis 10 ans.

Mélanie Joly voulait le pouvoir, rien d’autre. Sous ses airs de fraîcheur se cachait une vieille politicienne. Elle a des atomes crochus avec Denis Coderre.

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J’aime les sursauts imprévisibles des électeurs, j’aime quand ils tournent le dos aux politiciens usés et qu’ils donnent une leçon à ceux qui les tiennent pour acquis. Je pense, entre autres, à la vague orange du NPD en 2011. C’est fou, mais ça m’émeut et ça me réconcilie avec la démocratie.

C’est ce qui est arrivé dimanche. Non seulement Denis Coderre a été battu, mais plusieurs de ses candidats-vedettes ont mordu la poussière. Quelques défaites m’ont réjouie, je dois l’avouer. Je pense à ceux qui ont abandonné leurs idées pour attraper des miettes de pouvoir en se rangeant du côté de Denis Coderre.

Parmi eux, Réal Ménard, un ancien du Bloc québécois, un homme de gauche. Battu. Elsie Lefebvre, qui est passée du Parti québécois à Vision Montréal, puis à Coalition Montréal, pour finalement aboutir avec Équipe Coderre. Battue. Lorraine Pagé, une ancienne syndicaliste qui est passée du parti de Mélanie Joly à celui de Coderre. Battue.

Et Richard Bergeron, surtout Richard Bergeron, fondateur de Projet Montréal, qui a abandonné son parti un an après sa défaite et qui s’est empressé de se trouver une planque dans l’administration Coderre. Lui aussi voulait goûter au pouvoir. Il avait pourtant passé des mois à démoniser Denis Coderre pendant la campagne électorale de 2013.

Richard Bergeron s’est présenté sous la bannière d’Équipe Coderre en vantant son « extraordinaire bilan » et en qualifiant son ancien parti de ramassis d’extrémistes. Battu.

Et après, on se demande pourquoi les électeurs sont cyniques.

Cyniques, mais sages tout à la fois.

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