Opinion Alain Dubuc Cégeps 

L’autre décrochage

Des milliers de cégépiens, environ 10 % de l’ensemble des élèves, qui ont échoué plus de la moitié de leurs cours, peuvent poursuivre leurs études en signant un « contrat de réussite » qui leur donne une deuxième chance.

En soi, ces contrats de réussite, dont Louise Leduc a révélé l’ampleur dans LaPresse+ d’hier, sont une bonne idée. Mais on a aussi appris qu’il n’existe pas de statistiques sur cette pratique – on a dû faire la compilation à la mitaine en s’adressant aux cégeps un à un –, il n’y a pas davantage de suivi de la part du ministère de l’Enseignement supérieur, il n’y a pas non plus de règles et de normes pour l’encadrer. Bref, un gros trou noir.

Cela donne la fâcheuse impression que personne ne veut regarder de trop près ce qui se passe dans le monde des cégeps, que personne ne veut soulever le couvercle de la marmite. De peur de trouver des choses désagréables ? De peur de déclencher un débat sur la pertinence de cette institution ?

Dans le dossier de ces contrats de réussite, par exemple, si on doit applaudir aux efforts pour soutenir des jeunes en période de transition, on commence à sourciller quand cela mène à leur donner une troisième chance, et une quatrième, qui les transforme en cégépiens permanents. On peut s’inquiéter aussi du fait que l’indulgence des cégeps s’explique en partie par une motivation mercantile, celle de garder les élèves coûte que coûte parce que ces institutions sont financées à la tête de pipe.

Mais il y a d’autres squelettes dans le monde des cégeps. D’abord et avant tout un taux de décrochage encore plus important que celui que l’on observe au secondaire !

Avant d’aller plus loin, une petite parenthèse sur la pauvreté des statistiques. Les chiffres qui suivent proviennent des Indicateurs de l’éducation 2013, du ministère de l’Éducation, publiés en 2014, avec des données sur 2010 ou 2011. Il n’y a pas de données publiques plus récentes sur la question. Comme en santé, le monde de l’éducation est opaque, le système statistique est archaïque, les données rares et désuètes.

Que disent les chiffres ? D’abord qu’en 2011-2012, 63,9 % de ceux qui sortent du secondaire iront au cégep : 36,3 % dans la formation préuniversitaire, 17,3 % dans la formation technique, et 9,7 % dans d’autres filières.

Dans le cas de la formation qui mène à l’université, dans ce cas-ci pour 2010-2011, à peine 42,2 % de ceux qui sont entrés au cégep termineront leur parcours dans la durée normale de deux ans. En moyenne, les élèves mettront 2,4 ans pour décrocher leur diplôme d’études collégiales, leur DEC. Si on peut comprendre que des jeunes puissent avoir des problèmes d’adaptation ou qu’ils cherchent leur voie, le fait que 57,8 % d’entre eux ne réussissent pas à faire un cégep normal est quand même très troublant.

Et c’est ainsi que, pour afficher un taux de réussite décent, les statistiques mesurent ceux qui réussissent à décrocher leur DEC en cinq ans ou moins. Et là, on arrive à un taux de réussite de 71,2 %. Pour la filière technique, où la durée moyenne des études est de 3,9 ans au lieu de trois, le taux de réussite au bout de cinq ans est de 61,4 %.

Dans le cas de la formation préuniversitaire, on peut prendre le chiffre à l’envers et dire que 28,9 % des jeunes n’auront pas leur DEC. C’est un taux de décrochage de presque 30 %. Le chiffre est inquiétant.

On peut continuer. Seulement 80,8 % des élèves de la filière préuniversitaire qui obtiendront leur DEC iront effectivement à l’université. Cela signifie qu’à peine 57,5 % (80,8 % de 71,2 %) de ceux qui se destinaient à l’université finiront par s’y rendre.

Est-ce normal ? On n’en a pas la moindre idée, parce qu’il est impossible de nous comparer aux autres. Le système québécois est unique, avec ses deux années de cégep entre le secondaire et l’université. Cela n’existe ni en Amérique ni en Europe. On n’a donc pas de critères pour évaluer le taux d’échec au cégep.

On peut voir des avantages à ce système unique : une transition qui prépare mieux à l’université, un corps professoral qui se consacre plus à l’enseignement qu’à la recherche, des étudiants qui arrivent à l’université un an plus tard qu’ailleurs sur le continent, et donc un peu plus mature à un âge où chaque année compte. Par contre, les jeunes Québécois quittent le secondaire un an plus tôt, et sont peut-être moins prêts, ils sont également forcés de fréquenter trois réseaux en peu de temps, ce qui peut les bousculer.

Les effets pervers de la gratuité 

Par ailleurs, si la gratuité des cégeps fait en sorte que les étudiants auront un an de moins en droits de scolarité universitaires, la gratuité sans balises a des effets pervers. Elle contribue à expliquer le fait que des cégépiens étirent leurs études, parce que cela ne comporte aucun coût direct, depuis que la « taxe à l’échec » a été abolie. Cela a des effets en cascade sur l’inscription à l’université et même la diplomation universitaire.

Cela ne me mène pas à pour prôner la fermeture des cégeps. Ils sont là pour rester, avec leurs qualités et leurs défauts. En partie parce que leur élimination serait irréalisable – il faudrait ajouter une année au secondaire et une autre à l’université. En partie parce que cela ne serait pas souhaitable – on se priverait d’institutions qui ont des traditions, qui ont une âme, qui jouent un rôle important en région.

Par contre, des pratiques comme les contrats de réussite sans balises, l’étirement des études, le taux de décrochage très élevé ont de très sérieuses conséquences, sur les dépenses des cégeps, sur le cheminement futur de plusieurs jeunes, sur les besoins en main-d’œuvre spécialisée, sur la diplomation universitaire, si importante pour notre avenir.

Il faut surveiller les cégeps de beaucoup plus près. Une question comme le taux de réussite au cégep constitue un enjeu majeur qui ne doit pas passer sous le radar.

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