Entreprises et presse écrite

Une bouffée d’oxygène

Avec une hausse des dépenses de 17 milliards sur six ans, la mise à jour économique présentée hier par le ministre des Finances Bill Morneau avait des allures de mini-budget. Notamment au programme : 14 milliards en mesures fiscales aux entreprises pour riposter aux baisses d’impôts américaines et une aide de 595 millions pour la presse écrite en crise. Quant au retour à l’équilibre budgétaire, il n’est pas encore prévu au calendrier...

presse écrite

595 millions pour traverser une crise sans précédent

Ottawa — Estimant que le journalisme de qualité joue un rôle « essentiel » dans une démocratie en santé, le gouvernement Trudeau répond à l’appel de détresse de l’industrie de la presse écrite et annonce trois mesures pour l’aider à traverser la crise sans précédent qu’elle vit depuis quelques années.

Les entreprises canadiennes, dont la compétitivité a été érodée par les baisses d’impôts consenties aux États-Unis par l’administration Trump, pourront elles aussi souffler un peu grâce à de nouvelles mesures fiscales totalisant 14 milliards (voir onglet suivant).

L’énoncé économique, qui a davantage l’allure d’un mini-budget, comporte une hausse des dépenses de 17 milliards sur six ans et ne prévoit toujours pas un calendrier de retour à l’équilibre budgétaire. Le déficit devrait être de 18,1 milliards de dollars en 2018-2019 – une somme qui comprend un coussin financier de 3 milliards de dollars – et diminuer graduellement à 11,4 milliards de dollars en 2023-2024.

Crédit d’impôt pour les coûts de main-d’œuvre

Parmi les mesures d’aide à la presse écrite, le ministre des Finances a annoncé la création d’un nouveau crédit d’impôt remboursable à l’intention des organismes d’information à but lucratif ou non lucratif pour les coûts de main-d’œuvre liés à la production de nouvelles et d’information qui intéressent les Canadiens. 

L’ampleur de ce crédit d’impôt sera précisée dans le prochain budget fédéral, prévu au printemps, mais il sera rétroactif au 1er janvier 2019.

Ottawa, qui reconnaît aussi pour la première fois dans un document du ministère des Finances que l’information fiable est un bien public, compte mettre sur pied un groupe indépendant de journalistes afin de définir en quoi consiste le journalisme professionnel et de déterminer les critères d’admissibilité à ce nouveau crédit d’impôt remboursable.

La deuxième mesure fiscale permettra aux entreprises de presse détenues par un organisme sans but lucratif d’émettre des reçus fiscaux aux personnes et aux sociétés qui lui accorderont un don pour financer leurs activités.

Enfin, le gouvernement fédéral annonce aussi la création d’un nouveau crédit d’impôt non remboursable de 15 % pour encourager les abonnements aux médias d’information numériques canadiens.

crise des médias

À elles trois, ces mesures coûteront 595 millions de dollars au trésor fédéral au cours des cinq prochaines années. 

À terme, le coût de ces mesures frisera les 165 millions de dollars par année à compter de 2023-2024, selon les calculs du ministère des Finances.

« Le journalisme fort et indépendant sert l’intérêt public – au bénéfice du Canada et des Canadiens », peut-on d’ailleurs lire dans le document du ministère des Finances.

« Les Canadiens ont le droit de pouvoir consulter un vaste éventail de sources d’information indépendantes et de confiance, et le gouvernement a la responsabilité de s’assurer qu’ils ont accès à de telles sources d’information. »

— Extrait d’un document d’information du ministère des Finances

Depuis quelques années, l’industrie de la presse écrite est en crise en raison de la chute brutale de ses revenus publicitaires. À titre d’exemple, les quotidiens canadiens ont vu la moitié de leurs revenus de publicité – environ 1,5 milliard – fondre comme neige au soleil au cours de la dernière décennie. Pis encore, la majeure partie de ces revenus publicitaires a abouti dans les coffres de géants américains comme Google et Facebook, qui n’investissent pas dans le journalisme canadien et qui ne paient aucun impôt au trésor fédéral. L’ampleur de la crise est telle que le Canada a perdu environ 25 % de ses journaux et hebdos depuis huit ans.

L’industrie de la presse écrite plaidait l’urgence d’adopter des mesures pour éviter la fermeture de grands quotidiens. 

Le syndicat FNC-CSN, qui représente 6000 travailleurs dans les médias, avait proposé l’an dernier au gouvernement fédéral d’accorder un crédit d’impôt remboursable sur la masse salariale de 35 % pour soutenir les entreprises de presse.

Ce train de mesures annoncé par le ministre Morneau survient une semaine environ après que le premier ministre Justin Trudeau eut fait un vibrant plaidoyer pour une presse libre et indépendante dans une lettre également signée par le président de la France Emmanuel Macron et d’autres dirigeants. M. Trudeau et ses homologues étrangers se sont aussi engagés à adopter les mesures qui s’imposent pour soutenir le journalisme de qualité, tout en respectant l’indépendance des médias.

« Copinage incestueux », dénoncent les conservateurs

Avant même l’annonce du ministre Bill Morneau, le Parti conservateur s’était élevé contre toute forme d’aide aux médias à la Chambre des communes, accusant les libéraux de Justin Trudeau de tenter d’« acheter les médias ».

« Le gouvernement et les libéraux annoncent des milliers de beaux dollars pour les médias. De nombreux journalistes respectés expriment leur malaise face à ce copinage incestueux », a lancé aux Communes mardi le député conservateur Steven Blaney.

« La question est simple. Au lieu de s’attaquer réellement aux problèmes structurels, est-ce que le gouvernement n’essaierait pas d’acheter les médias en pleine année électorale ? »

— Le député conservateur Steven Blaney

« Wow, la théorie du complot ! De ce côté-ci de la Chambre, on reconnaît l’importance du journalisme professionnel », a répliqué le ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez, ajoutant plus tard que « le Canada est chanceux de compter sur des journalistes professionnels qui se basent sur des faits. D’ailleurs, le journalisme professionnel joue un rôle fondamental dans notre société. C’est l’un des piliers de notre démocratie ».

réactions aux mesures annoncées

« C’est précisément ce qu’il fallait faire. Avec les programmes annoncés aujourd’hui, le gouvernement fait preuve de beaucoup de courage et de vision. Les Canadiens doivent avoir accès à une pluralité de sources d’informations ainsi que de l’information de qualité, indépendante et professionnelle. Même s’il reste encore plusieurs éléments à préciser, l’esprit est très encourageant. L’aide du gouvernement fédéral viendra soutenir de manière significative le journalisme de qualité pour tous les Canadiens et Canadiennes. »

— Pierre-Elliott Levasseur, président de La Presse

« Le gouvernement Trudeau reconnaît l’importance du journalisme de qualité comme l’un des garants d’une démocratie en santé. Il mise sur des mesures universelles et équitables qui profiteront à toutes les entreprises de presse, à commencer par Le Devoir. »

— Brian Myles, directeur du quotidien Le Devoir

« Je suis très encouragé par ces mesures positives. Elles devraient aider de manière significative le secteur des médias alors qu’il se transforme vers un avenir numérique soutenable. »

— John Honderich, président de Torstar Corporation, propriétaire du quotidien The Toronto Star

« Au moment où certaines sources traditionnelles de revenus, comme la publicité imprimée, se tarissent, il est important de pouvoir puiser à une nouvelle source comme celle des dons philanthropiques. Cela pourrait représenter des millions de dollars. »

— Philip Crawley, éditeur du Globe and Mail

« La démocratie doit pouvoir compter sur des journalistes qui couvrent leur secteur de l’actualité pour produire des nouvelles originales. Ces mesures fiscales pour alléger les coûts liés à la main-d’œuvre sont cruciales dans l’environnement trouble dans lequel se retrouvent les médias. »

— Edward Greenspon, président et PDG du Forum des politiques publiques

« Enfin, notre cri d’alarme a été entendu. […] La meilleure façon d’aider les médias de la presse écrite, c’est d’y aller avec des crédits d’impôt sur la masse salariale. Et c’est l’option qui a été choisie. Pour nous, c’est une bonne mesure, car elle favorise l’indépendance des médias et permet aux entreprises de presse de maintenir les emplois. C’est le geste positif qu’il fallait poser. »

— Pascale St-Onge, présidente de la Fédération nationale des communications (FNC-CSN)

« La diminution des revenus publicitaires affecte grandement les médias traditionnels qui voient leurs profits chuter au bénéfice des médias numériques tels que Facebook ou Google. Il y a urgence, tous les voyants sont au rouge, l’aide gouvernementale est nécessaire et justifiée afin de préserver la publication de journaux et les emplois. Par ailleurs, Ottawa aurait dû en profiter pour obliger les géants du web à payer leur juste part et à utiliser en tout ou en partie ces fonds pour venir en aide aux médias qui traversent une grave crise qui pourrait être fatale pour plusieurs d’entre eux. »

— Serge Cadieux, secrétaire général de la FTQ

« Les annonces sont substantielles et répondent aux enjeux que l’industrie avait identifiés. Nous allons dans la bonne direction, bien qu’il reste beaucoup de travail à faire à propos des définitions et de la mise en œuvre. Nous sommes particulièrement contents que le gouvernement ait mis l’accent sur le soutien au journalisme indépendant. »

— John Hinds, PDG de Médias d’info Canada

Réduction des gaz à effet de serre

Le gouvernement fait appel à Steven Guilbeault

L’environnementaliste Steven Guilbeault conseillera le gouvernement fédéral sur les gestes à faire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) du Canada, a annoncé hier le ministre des Finances Bill Morneau, lors de sa mise à jour économique. Il coprésidera avec Tamara Vrooman, présidente et directrice générale de la coopérative financière britanno-colombienne Vancity, un « conseil consultatif » qui aidera Ottawa à trouver des façons de « réduire davantage la pollution et encourager la croissance économique » dans les secteurs des transports et du bâtiment, a indiqué le ministre. Steven Guilbeault, qui a annoncé à la mi-octobre son départ de l’organisation Équiterre, qu’il avait cofondée il y a 25 ans, devra ainsi aider le gouvernement à redresser la barre pour atteindre sa cible de réduction des GES de 2030, alors que les groupes écologistes s’entendent pour dire que le Canada ratera sa cible de réduction de 2020. Le conseil consultatif devra déposer son rapport au gouvernement d’ici le printemps prochain.

— Jean-Thomas Léveillé, La Presse

Fiscalité des entreprises

Une riposte de 14 milliards

Ottawa dégage plus de 14 milliards afin de mieux riposter aux baisses d’impôts des entreprises décrétées l’an dernier par l’administration Trump.

Plutôt que de réduire à son tour la fiscalité des sociétés, le gouvernement Trudeau veut les inciter à dépenser davantage en leur permettant de soustraire plus rapidement leurs investissements de leurs revenus.

Pour les cinq prochaines années, les manufacturiers et transformateurs canadiens pourront déduire la totalité des sommes qu’ils investissent dans la modernisation de leur machinerie dès la première année de leur mise en service. Cette mesure s’appliquera aussi à l’achat de matériel pour la production d’énergie propre.

L’amortissement des autres types d’investissements en capital, comme l’acquisition d’un nouvel immeuble ou même d’un brevet, sera lui aussi accéléré et bénéficiera à toutes les entreprises, peu importe leur secteur d’activité.

L’achat de véhicule automobile, par exemple, pourra être déduit à 45 % dès la première année, contre 15 % actuellement.

« Il a fallu composer avec une nouvelle administration aux États-Unis. Cette situation a posé quelques défis intéressants, si je peux le dire ainsi. »

— Bill Morneau, ministre fédéral des Finances

« L’administration en place a procédé à une série de baisses d’impôts massives pour les grandes sociétés, a dit le ministre des Finances Bill Morneau dans son discours devant la Chambre des communes. Certaines personnes ont fait pression pour que nous prenions des mesures équivalentes. Un tel geste ajouterait des dizaines de milliards de dollars à notre dette. »

La nouvelle mesure annoncée par Ottawa coûtera tout de même plus de 4,8 milliards dès l’an prochain, et plus de 14 milliards au total après son élimination progressive à partir de 2024.

Le ministère des Finances a fait valoir que grâce à leur amortissement quasi immédiat, les nouveaux investissements des entreprises seraient imposés au taux effectif marginal le plus bas de tous les pays du G7, soit 13,8 %.

« Le gouvernement canadien n’avait pas le choix », dit André Lareau, professeur en fiscalité à l’Université Laval. 

« Les États-Unis ont aussi accéléré de beaucoup les possibilités d’amortissement. Cette mesure est donc presque un copié-collé de ce qu’ont fait les Américains. »

— André Lareau, professeur en fiscalité à l’Université Laval

« Cela aura pour effet d’inciter les entreprises à investir davantage, notamment en robotisation et en automatisation, ce qui pourrait nous permettre de réduire l’impact de la pénurie de main-d’œuvre qui sévit au Canada », note pour sa part le PDG de la firme comptable RCGT, Emilio B. Imbriglio.

Ce dernier aurait toutefois souhaité que l’on réduise également les impôts des PME afin qu’elles soient plus compétitives à l’échelle mondiale.

des milliers d’Emplois en jeu

En décembre dernier, la Maison-Blanche a fait adopter une réforme fiscale qui a réduit de façon draconienne, de 35 % à 21 %, le taux d’imposition sur le revenu des sociétés américaines.

À Ottawa, on reconnaît que cette réforme risquait de coûter cher à l’économie canadienne si rien n’était fait. Elle pouvait notamment inciter les entreprises, tant canadiennes qu’américaines, à réduire leur facture fiscale en déplaçant production et investissement au sud de la frontière.

Selon une étude récente de la firme PwC, publiée dans La Presse, ce sont 635 000 emplois et 20,1 milliards de recettes fiscales qui étaient menacés au pays.

« Notre démarche indique clairement aux entreprises que si elles ont le choix d’investir d’un côté ou de l’autre de la frontière, le Canada représente un choix judicieux et raisonnable », dit Bill Morneau.

Moins de paperasse

La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI), qui représente près de 110 000 PME canadiennes, se réjouit qu’Ottawa veuille aussi s’attaquer au fardeau réglementaire des entreprises. Elle cite notamment l’intention d’Ottawa de présenter chaque année une loi « omnibus » en vue de dépoussiérer la réglementation touchant les PME et d’éliminer les redondances.

« Nous sommes heureux de constater que plusieurs éléments contenus dans l’Énoncé économique apporteront un certain soulagement aux PME », affirme Martine Hébert, vice-présidente principale et porte-parole nationale de la FCEI.

Du côté syndical, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) espère que l’aide financière accordée aux entreprises sera conditionnelle à la création d’emplois.

« C’est bien beau, l’aide aux entreprises, mais il faut absolument que ces montants soient rattachés au maintien et à la création d’emplois de qualité. Ça ne doit pas devenir un bar ouvert », dit le secrétaire général de la FTQ, Serge Cadieux.

ce qu’en dit L’OPPOSITION

« Justin Trudeau a dit que le budget s’équilibrerait de lui-même. Maintenant, il admet qu’avec son plan, il ne s’équilibrera pas du tout. Au lieu de cela, le déficit de cette année est plus de trois fois ce qu’il avait dit, et la dette nationale a augmenté de 60 milliards de dollars. »

— Pierre Poilievre, porte-parole conservateur en matière de finances

« Le gouvernement libéral de Justin Trudeau accorde aux sociétés les plus rentables un allégement fiscal de 14 milliards de dollars, y compris des allégements majeurs pour les jets privés et les limousines, mais rien pour la moyenne des gens. »

— Jagmeet Singh, chef du NDP

Mise à jour économique

D’autres mesures pour les entreprises

Se libérer de la dépendance aux États-Unis

« L’une des choses les plus importantes que nous avons accomplies depuis le dernier Énoncé économique de l’automne dernier est la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain », dit le ministre des Finances Bill Morneau.

Ottawa souhaite toutefois investir plus de 1,1 milliard d’ici 2025 pour accroître de 50 % les exportations canadiennes à destination de l’Europe et de l’Asie.

« Depuis trop longtemps, le Canada dépend du seul commerce avec les  États-Unis », reconnaît le ministère des Finances dans un document explicatif déposé hier.

Le gouvernement Trudeau propose maintenant un investissement accéléré de 773 millions sur cinq ans pour améliorer les infrastructures de transport, de même que 125 millions d’argent frais pour le programme CanExport et le Service des délégués commerciaux du Canada.

800 millions pour l’innovation

Ottawa va ajouter 800 millions de dollars au Fonds stratégique pour l’innovation, mis en place dans le budget fédéral de 2017.

Plus de 30 % de cette somme provient des droits perçus par le gouvernement fédéral sur divers produits américains en rétorsion aux tarifs imposés par Donald Trump sur l’acier et l’aluminium canadiens.

Depuis sa création, le Fonds pour l’innovation a notamment financé une coentreprise de Rio Tinto et Alcoa située au Québec, Elysis, qui travaille à éliminer les émissions de gaz à effet de serre dans la production d’aluminium.

« La mise sur pied de ce fonds répond à une demande de longue date du milieu des affaires », a déclaré Michel Leblanc, PDG de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.

Les sociétés minières soulagées

Alors qu’il venait à échéance sous peu, le crédit d’impôt de 15 % accordé aux entreprises d’exploration minière est prolongé de cinq ans, soit jusqu’en mars 2024.

Le gouvernement fédéral se prive ainsi d’une somme de 365 millions au total, alors que le même crédit a coûté 505 millions au trésor public de 2010 à 2016.

L’annonce de cette prolongation viendra atténuer l’incertitude, faciliter la planification et aider les PME minières à lever davantage de capitaux, espère le ministère des Finances.

Le Canada attire 14 % de l’investissement mondial en exploration minière, selon un rapport récent de la firme S&P. De cette somme, 41 % sont destinés à l’Ontario et au Québec, en majeure partie dans la recherche aurifère.

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