Opinion : Les Québécois tatoués

Indélébile

Depuis quelques jours, l’été nous fait un clin d’œil. Hommes et femmes sillonnent rues, ruelles, parcs et forêts à la conquête du soleil et du temps doux.

La nature, si généreuse en période estivale, ne fait pas de cas d’espèce ; elle sait réchauffer le cœur et les corps des démunis comme des nantis. Les sourires étouffés sous le verglas et la neige des derniers mois émergent et irradient les visages. Résolument nous sommes faits pour la chaleur !

Dans le même esprit, quelle heureuse transition que celle des vêtements ; ranger l’hiver pour sortir l’été se révèle un formidable exercice. On se sent reviré, de l’intérieur. On a l’impression de redécouvrir un corps, le nôtre, camouflé par des fringues faites de lainage, de fourrure et de matières synthétiques. Dur, dur, l’hiver !

Déconcertant, aussi, le printemps qui se fait de plus en plus tardif et discret ! Alors lorsque arrive le temps doux et chaud, les t-shirts, camisoles, jupes et shorts prennent rapidement le relais. C’est une fête pour le corps qui laisse jaillir sueur et couleurs. Mais voilà.

Les coloris naturels de notre corps, exposé aux chauds rayons du soleil d’été, trouvent une forte opposition par un flot de couleurs vives et fortes ayant comme signature la main de l’homme.

Vous aurez deviné qu’il est question d’une pratique ancestrale, celle du tatouage.

Pour la petite histoire, cet « art visuel » existe depuis plus de 5000 ans. Rite initiatique, signe d’identité ou marque protectrice chez plusieurs peuples, le tatouage avait, au fil de siècles, quasi disparu des traditions tribales.

Mais au XVIIIe siècle, il revient sur la peau des marins, inspirés par les coutumes tahitiennes. Ainsi, nombreux sont les Québécois et Québécoises, au cours des dernières années, qui ont décidé de jouer les coloristes, cédant leur corps à des « artistes de la peau ».

RÉSULTATS CATASTROPHIQUES

Tout y passe : tête, visage, cou, bras, jambe, dos, mollet, cheville… Les vingtenaires et trentenaires composent la majorité de cette clientèle qui utilise son propre corps à des fins artistiques. Les résultats sont bien souvent inesthétiques, pour ne pas dire catastrophiques. Et parfois vulgaires, très vulgaires.

Des questions surgissent alors. Pourquoi utiliser son propre corps comme canevas ? Pourquoi les tatouages demeurent-ils si populaires au Québec ? Pourquoi tant de Québécoises se font-elles enduire le corps d’encre ?

Je reviens d’un séjour en ex-Yougoslavie. Cette pratique demeure marginale, pour ne pas dire rarissime, autant en Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine et Serbie, surtout auprès de la gent féminine. Il en est de même en Europe de l’Ouest. Et pour avoir récemment voyagé en Ontario et aux États-Unis, j’ai constaté que les corps maquillés de dessins ne sont pas légion. Bien au contraire.

Sans verser dans la sociologie et l’éthique, je m’inquiète de la popularité de ce phénomène ici au Québec. Sommes-nous des avant-gardistes, des anarchistes ? Des œuvres d’art ambulantes ?

Quel rapport entretenons-nous avec notre corps ? Quels sont les messages et valeurs véhiculés par ces tatouages ?

Est-ce un nouveau mode d’expression spirituelle ? Quelle est la corrélation entre le signifiant et le signifié ? Quel est notre rapport avec l’esthétisme, à plus forte raison lorsqu’il est question de notre enveloppe corporelle ?

À quoi ressembleront dans 30, 40, 50 ans tous ces corps d’hommes et de femmes dessinés en leur chair et souillés d’encre ? En raison de mon âge actuel, je risque bien d’échapper à ce triste spectacle. Heureusement.

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