Opinion

La double ignorance

« Quels sont ceux qui n’aiment pas la philosophie ? » C’est la question que je pose à mes élèves lorsqu’ils assistent à leur tout premier cours. Chaque fois, il s’en trouve quelques-uns pour lever la main. Et l’inverse est aussi vrai. D’autres opineront du bonnet lorsque je voudrai savoir qui « adore » cette matière. Face à ce type de réponse, je peux alors refermer mon piège.

Si une personne affirme aimer ou ne pas aimer cette discipline, il est normal de supposer qu’elle sera en mesure de m’expliquer en quoi consiste la philosophie afin de justifier sa position. Évidemment, les élèves qui se sont prononcés à son sujet en sont bien incapables. En fait, ils sont tombés dans le piège de l’opinion qui consiste à se prononcer sur quelque chose qu’on ne connaît pas.

Le comportement de mes élèves n’est pourtant pas exceptionnel. Naturellement, l’être humain aime donner son opinion sur une foule de sujets sans avoir pris le temps auparavant de se documenter et de réfléchir sur ceux-ci.

Connaître demande de l’effort, un temps d’arrêt, alors que donner son opinion est tellement facile.

Avoir une opinion sur tout nous réconforte, calme nos angoisses. Cela nous donne l’impression de comprendre le monde dans lequel nous vivons, mais aussi de nous affirmer face aux autres et à l’univers tout entier. Voilà pourquoi l’être humain ne s’en est jamais privé.

Posez une question à un enfant de 4 ans et il vous sortira une réponse de son chapeau, quitte à la construire de toutes pièces à l’aide de son imagination. Toutes les civilisations humaines, par l’entremise de leurs mythes, ont fait de même.

L’être humain a horreur du vide. C’est pourquoi il s’empresse de le combler lorsque se dresse devant lui une question sans réponse, surtout lorsque celle-ci est abyssale, du style d’où viens-je, où vais-je, comment tout ceci a-t-il bien pu commencer, qu’est-ce qu’il y aura à la fin et, bien évidemment, qu’est-ce que la philosophie ?

LA SAGESSE SOCRATIQUE

Ce que je ne vous ai pas encore dit, toutefois, c’est qu’il y a quelques élèves qui n’ont pas été piégés par ma question du début. « Mais monsieur, je ne peux pas répondre à votre question, car je ne sais pas encore ce qu’est la philosophie. »

Sans le savoir, ces élèves venaient de faire un merveilleux clin d’œil à Socrate, ce drôle de personnage qui, face à ceux qui prétendaient tout savoir, aimait répéter que si, lui, savait une chose, c’est bien qu’il ne savait rien. Reconnaître son ignorance et ses limites, savoir dire « je ne sais pas », représentait pour lui le premier pas vers la sagesse et surtout la bonne attitude à adopter pour espérer pouvoir se rapprocher de la vérité.

En fait, ce que combattait Socrate, ce n’était pas l’ignorance comme telle, celle qui, une fois reconnue, peut servir de tremplin vers le savoir, mais bien cette double ignorance qui se retrouve chez l’individu qui, imbu de lui-même, ignore jusqu’à sa propre ignorance.

C’est elle que Socrate s’amusait à débusquer chez les individus qui, préférant la forme au contenu, l’éloquence à la connaissance, osaient se présenter comme des maîtres à penser ou, pire encore, comme des hommes d’action à qui, croyaient-ils, le peuple devrait confier les rênes du pouvoir politique.

Pour Socrate, c’est ce politicien en puissance prisonnier de sa double ignorance qui représentait le plus grand danger pour la société, convaincu qu’un pareil aveuglement ne pouvait être la cause que de mauvaises actions.

Nombreux sont ceux aujourd’hui qui, croyant savoir ce qu’ils ne savent pas, ont cette prétention de pouvoir nous gouverner.

Face à l’actualité, le premier nom qui nous vient à l’esprit est évidemment celui de Donald Trump. Voici un personnage qui surestime ses capacités et qui ne doute jamais de lui. À l’aide d’une pensée binaire et simpliste, il croit pouvoir résoudre tous les problèmes en s’en remettant à son gros bon sens.

En fait, ce type d’individu n’a même pas conscience de la complexité du monde dans lequel il vit tellement son analyse de la réalité est pauvre, sans contenu et unidimensionnelle. Voilà ce qui en fait pour les Américains et pour la planète tout entière un être dangereux.

« Tu cohabites, excellent jeune homme, avec une ignorance qui est la suprême ignorance », affirme Socrate en réponse à Alcibiade qui vient de lui annoncer qu’il veut s’occuper des affaires de l’État. « Voilà aussi pour quelle raison tu te rues, comme je le constate, vers la politique, avant de t’en être instruit ! », ajoute-t-il.

Si Socrate était parmi nous aujourd’hui, sans doute qu’il adresserait ces mêmes paroles à Donald Trump ainsi qu’à tous ceux qui, sans culture et dépourvus de sagesse, aspirent à nous gouverner ou le font déjà pour notre très grand désespoir.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.