Chronique

L’échec

« C’est mon plus grand échec », a dit Alexandre Taillefer en évoquant à Tout le monde en parle dimanche soir le suicide de son fils de 14 ans, Thomas.

Des mots qui pesaient lourd et qui faisaient mal.

« Mon fils n’a envoyé aucun signal, a-t-il ajouté. Le seul signal qu’il a envoyé, c’est par l’entremise d’un site internet sur lequel il passait beaucoup de temps, qui s’appelle Twitch. De plus en plus de jeunes passent beaucoup de temps dans des mondes virtuels, se déconnectent de la réalité, perdent le nord. »

Twitch, pour ceux qui l’ignorent – ce qui était mon cas –, c’est le paradis des amateurs de jeux vidéo. La fréquentation de ce site, acheté par Amazon en 2014, a explosé depuis son lancement, en 2011. Des joueurs de partout dans le monde y diffusent des vidéos dans lesquelles ils jouent ; 58 % des millions de jeunes qui s’y connectent y passent plus de 20 heures par semaine.

Mais que sait-on sur ces joueurs ? Leur vulnérabilité ? Leur dépendance aux jeux en ligne ? Les effets sur leur cerveau des longues heures passées devant l’ordinateur ou la console de jeux ?

Plus d’un élément peut expliquer que le désespoir d’un enfant le mène à vouloir en finir avec la vie. La dépression en est un. Les difficultés familiales et sentimentales en sont un autre.

Mais le jeu vidéo fait-il partie des facteurs de risque ?

Le pédopsychiatre Nagy Charles Bedwani, auteur des livres L’adolescent suicidaire et Vivre avec un adolescent mentalement souffrant, pense que oui.

« Le jeu n’est pas la seule cause, m’a-t-il dit hier, mais il peut être un des éléments qui poussent un individu à se suicider, surtout un adolescent. »

Pourquoi ? « Le jeune qui joue à des jeux violents s’isole du monde, et bien souvent, il ne fait plus la différence entre le réel et l’irréel », répond le médecin spécialiste, qui enseigne à l’Université de Montréal et est responsable du programme de pédopsychiatrie du pavillon Albert-Prévost de l’hôpital du Sacré-Cœur.

« Avec l’utilisation de l’ordinateur, l’adolescent est de plus en plus seul. Il n’a plus d’autres repères que ceux de son monde virtuel. Il est pris dans un petit univers. Et quand il s’agit de parler à quelqu’un, c’est sa seule façon de parler. L’isolement dans lequel il se trouve est très grand. »

Le Dr Bedwani mentionne aussi le rythme effréné du monde des jeux vidéo. « Ça se passe à 300 000 kilomètres à la seconde », lance-t-il. Un rythme qui prive le jeune de la capacité de penser et de réagir. « Il est pressé vers une action qui n’est pas temporisée dans le temps. Il est dans un monde où on va tuer. »

« À la fin, se tuer soi-même ou tuer un personnage virtuel, ça devient du pareil au même. Le jeu, en ce sens, peut faciliter le passage à l’acte. »

— Le pédopsychiatre Nagy Charles Bedwani

Mais ça n’explique pas tout, bien sûr. Ce serait trop simple.

Il existe des moyens pour prévenir le suicide. Pour aider l’enfant en détresse avant qu’il ne soit trop tard. Plus souvent qu’avant, on y parvient. Mais il arrive qu’on ne détecte pas les signes d’alarme à temps.

Ces signes, ça peut être une baisse d’interaction avec la famille et les amis, de la difficulté à se concentrer à l’école, de la tristesse, des problèmes de sommeil, un manque d’énergie…

Depuis l’an 2000, où le taux de suicide chez les adolescents était catastrophique – 20 suicides pour 100 000 adolescents –, des progrès immenses ont été accomplis. Ce taux est aujourd’hui de 7 pour 100 000, sous la moyenne canadienne. Mais c’est encore trop. Les garçons sont aussi plus nombreux à passer à l’acte : trois pour une fille.

« Même si le taux de suicide des jeunes est à la baisse depuis 15 ans, ça ne veut pas dire que d’autres ne vont pas poser le geste », dit le Dr Bedwani.

Faut-il en parler ? « Oui. Faut éviter de dire qu’il y a eu trois suicides dans une école, par exemple. Mais parler du problème et sensibiliser les gens, c’est toujours utile. »

Ce qu’a fait avec beaucoup de courage Alexandre Taillefer, dimanche.

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