#MeToo

La Suède ébranlée par la tempête

Depuis la dénonciation des agressions sexuelles commises par le producteur Harvey Weinstein, un mouvement sans précédent qui pourrait transformer profondément les relations entre les sexes s’est mis en branle un peu partout dans le monde. Aujourd'hui, nous examinons le cas de la Suède.

La première fois que Jean-Claude Arnault s’est retrouvé sur la sellette pour avoir harcelé plusieurs jeunes femmes, c’était il y a 20 ans. Ce Français d’origine est alors déjà considéré comme un monument dans les hautes sphères de la vie culturelle en Suède.

Marié avec la romancière Katarina Frostenson, membre de l’Académie suédoise responsable de l’attribution du prix Nobel de la littérature, c’est un organisateur d’évènements culturels bien branché et grassement subventionné.

Mais nous sommes en 1997 et les journaux ont beau le décrire comme un « terroriste sexuel », leurs révélations n’ont pas de suites.

« Jean-Claude Arnault, c’est le symbole de l’élite traditionnelle suédoise, et à l’époque, personne ne portait attention à ce genre de dénonciation », se souvient Lisa Irenius, chef des pages culturelles au journal Svenska Dagbladet.

Deux décennies plus tard, de nouvelles allégations viennent de s’abattre sur Jean-Claude Arnault. Sauf que les temps ont changé. Nous sommes dans l’après-Harvey Weinstein, une ère qui carbure au mot-clic #MeToo.

La tempête a frappé la Suède de plein fouet. Le 9 novembre, 456 comédiennes sont les premières à témoigner des agressions sexuelles qu’elles ont subies, notamment dans le cadre de leur travail. Leur pétition, étayée par de nombreux témoignages, paraît dans le Svenska Dagbladet. Puis, ça déboule…

Le 13 novembre, 653 chanteuses d’opéra rejoignent le mouvement. Puis 1500 politiciennes, 1139 techniciennes, 4084 journalistes, 800 étudiantes et même 1382 employées de l’Église catholique suédoise.

Au total, ce sont des dizaines de milliers de femmes qui ont dénoncé, en quelques semaines, les agressions sexuelles qu’elles ont dû subir au cours de leur vie.

Parallèlement, l’affaire Weinstein fait des vagues ailleurs dans le monde. 

En Grande-Bretagne, une quarantaine de parlementaires sont accusés de harcèlement sexuel. La vague emporte le ministre de la Défense Michael Fallon, contraint de démissionner, et plus tragiquement, le député Carl Sargeant qui finit par se suicider.

Sans oublier les États-Unis, où une quarantaine de figures du monde culturel, dont Charlie Rose, Louis C.K et Kevin Spacey, tombent en bas de leur piédestal.

« Pendant des décennies, des hommes influents à la carrière prestigieuse ont traité leur entourage comme un buffet d’attouchements à volonté, et ils viennent de recevoir l’addition. »

— Laurie Penny, essayiste, dans le New York Times

L’affaire Weinstein a produit des contrecoups planétaires. Mais nulle part ce phénomène n’a atteint l’impact qu’il a eu en Suède.

Fin novembre, les victimes de Jean-Claude Arnault ont fini par sortir de l’ombre, elles aussi. Mais cette fois, l’homme, dont la stature rappelle un peu celle de Gilbert Rozon, au Québec, n’a eu personne pour le défendre.

L’Académie suédoise a immédiatement coupé tous ses liens avec lui. Le « monument culturel » est ciblé par une enquête policière. Jusqu’à la ministre de la Culture, Alica Bah Kuhnke, qui a dit regretter de lui avoir décerné en 2015 l’Ordre royal de l’Étoile polaire, l’une des distinctions les plus prestigieuses en Suède.

Les limites de l’égalité

De classement en classement, la Suède arrive dans le top 5 des pays les plus égalitaires pour les femmes. Elle est dirigée par un gouvernement ouvertement féministe. Et c’est précisément ces acquis en matière d’égalité qui ont permis aux milliers de Suédoises de sortir du placard, répond la journaliste Lisa Irenius.

« Les femmes ont osé dénoncer parce que nous sommes une société égalitaire. Autrement, c’est trop effrayant ! »

Il faut dire que l’exemple est venu de haut. La ministre des Affaires étrangères, Margot Wallström, a joint le mouvement, affirmant qu’elle a, elle aussi, été victime de harcèlement sexuel.

En Suède, les femmes exercent des fonctions de pouvoir, en politique comme dans les médias. Première femme à diriger les pages culturelles dans son journal, Lisa Irenius relève d’une patronne. Toutes deux ont décidé de prendre au sérieux les premières dénonciations, celles des comédiennes qui ont lancé leur campagne sous le mot-clic #silenceontourne. « Je ne suis pas sûre qu’un homme à ma place aurait traité le sujet avec la même attention », dit-elle.

Plus que ça : en choisissant de ne pas révéler l’identité des agresseurs, et de ne pas associer les victimes à des témoignages particuliers, le journal a permis à la vague de gagner en force. Les gestes d’agression ont pu être mis sur la place publique, sans passer par les vérifications nécessaires lorsqu’on nomme les prédateurs.

Résultat : des femmes qui se croyaient isolées avec leurs histoires respectives ont été encouragées par la force du nombre. Le mouvement a fait boule de neige.

« Ç’a été un choc pour beaucoup de femmes de constater que le phénomène existe dans toutes les sphères de la société, de réaliser qu’on n’est pas aussi avancées qu’on l’aurait cru », note la journaliste.

Phénomène durable

Mais si le phénomène a été aussi puissant, c’est aussi parce que la société était prête, souligne Ida Ostensson, fondatrice de l’ONG féministe Make Equal.

Son organisation milite depuis plusieurs années pour modifier la loi sur le consentement sexuel et prévenir le harcèlement.

« Ça fait 10 ans qu’on en parle. Et le résultat, c’est que les femmes n’ont plus honte. »

« Si le mouvement a pris une telle dimension en Suède, c’est que la société suédoise est rendue très loin en matière d’égalité entre les sexes, opine l’écrivaine Maria Sveland. Chez nous, 95 % des familles envoient leurs enfants dans des garderies peu coûteuses, c’est plus facile pour les femmes de mener de front carrière et vie de famille, et socialement, il est tout à fait habituel de se définir comme féministe. »

N’empêche : le mouvement #MeToo a fait réaliser aux Suédois qu’entre cette image égalitaire et la réalité, il y a un immense fossé.

« Ce qui se passe maintenant, c’est une révolution », se réjouit Maria Sveland. Car les turbulences soulevées par les dénonciations successives ne retombent pas, bien au contraire. Des dizaines d’entreprises s’auscultent et se penchent sur leurs pratiques en matière de prévention du harcèlement.

« Partout où je vais, on ne parle que de ça, chez le coiffeur, le dentiste, le garagiste », dit Maria Sveland.

« De plus en plus d’hommes comprennent que puisqu’ils sont à l’origine du problème, ils devront faire partie de la solution », fait valoir la militante Ida Ostensson. Et les hommes réfléchissent, créent des groupes de discussion masculins, signale-t-elle.

Des hommes comme Bjorn Ulvaeus, chanteur et guitariste du groupe Abba. « Après 1000 ans, nous entrons dans l’ère post-patriarcale, écrit-il dans un texte publié dans Svenska Dagbladet.

« La révolution bat son plein, une avalanche irrésistible qui changera la société jusqu’aux racines, il n’y a pas de retour en arrière. »

— Bjorn Ulvaeus, chanteur et guitariste du groupe Abba

D’autres sont moins extatiques, mais de nombreux commentateurs comparent l’onde de choc de #MeToo à celle qu’a créée l’attribution du droit de vote aux femmes.

Tous d’accord, les Suédois ? Non, bien sûr. Certains hommes ont émis des réserves sur cette vaste auscultation des rapports entre les sexes. Un écrivain, notamment, se demande s’il pourra encore flirter, ou serrer en toute innocence une femme dans ses bras.

Selon Lisa Irenius, de nombreux internautes lui ont répondu : « Si tu ne fais pas la différence entre un flirt et du harcèlement, tu ferais mieux d’arrêter de flirter… »

Seule une minorité de Suédois, 45 % des hommes et 30 % des femmes, trouvent que la vague de dénonciations va trop loin, confirme un récent sondage. Tandis que 7 Suédois sur 10 croient que la tempête actuelle aura pour effet de changer la société. Et ce, pour le mieux.

L’essentiel reste à faire, rappelle Maria Sveland, selon qui il faut plus de cours d’éducation sexuelle dans les écoles, des discussions sur l’influence de la pornographie, des lois pour contrer la précarité des femmes dans certains secteurs professionnels.

Mais un pas immense a été franchi, selon elle. « Quand 70 000 femmes racontent les mêmes histoires, on voit bien que ce n’est pas anecdotique. Que le problème est structurel. »

Même au pays de l’égalité entre les sexes…

L’affaire Weinstein en dates

5 OCTOBRE 2017

Le New York Times publie les résultats d’une enquête sur le producteur Harvey Weinstein, que huit femmes accusent d’inconduite sexuelle. Les faits allégués s’étalent sur trois décennies.

8 OCTOBRE 2017

Harvey Weinstein est licencié par la Weinstein Company.

10 OCTOBRE 2017

Un reportage paru dans le New Yorker ajoute les témoignages de 13 femmes victimes de Harvey Weinstein. Les témoignages révèlent aussi comment des actrices ont pu perdre des contrats pour avoir refusé les avances du producteur de Miramax.

Le même jour, la femme de Harvey Weinstein, Georgina Chapman, annonce qu’elle vient de demander le divorce.

17 OCTOBRE 2017

Weinstein démissionne du conseil d’administration de la Weinstein Company. Suit une série de suspensions et de répudiations par des associations professionnelles, comme l’Academy of Motion Pictures Arts and Sciences, qui octroie les Oscars.

23 OCTOBRE 2017

Le procureur général de New York ouvre une enquête faisant suite à des plaintes pour harcèlement sexuel à la Weinstein Company.

30 OCTOBRE 2017

Le Huffington Post recense 93 femmes se disant victimes de Harvey Weinstein, dont une quinzaine affirmant avoir subi un viol. Selon une récente compilation du New York Times, depuis le 5 octobre, 42 hommes – surtout des artistes, des politiciens et des journalistes – ont été rétrogradés ou congédiés à la suite d’allégations d’inconduite sexuelle.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.