Dopage

Rodchenkov, « lanceur d’alerte » et « mécréant »

Cela aurait dû être l’histoire d’un cycliste amateur souhaitant illustrer les failles du système de détection en avouant sa propre consommation de produits dopants. En cours de route, le documentaire Icarus, disponible sur Netflix depuis hier, s’est transformé en caméra témoin de l’une des tricheries les plus invraisemblables de l’histoire du sport.

Avec, comme personnage central, Grigory Rodchenkov, ex-patron du laboratoire moscovite de l’Agence mondiale antidopage (AMA), par l’entremise de qui le scandale a pris une ampleur internationale à la suite de révélations auprès de médias américains.

L’homme de 58 ans est truculent, charismatique et affiche un air débonnaire pendant une bonne partie du documentaire. Mais derrière sa moustache poivre et sel et une épaisse paire de lunettes se cache un personnage bien plus sulfureux, largement impliqué dans le programme de dopage financé par l’État russe.

« Je ne lui veux pas de mal, mais Rodchenkov est un apparatchik. Il a participé au système et il l’a fait avec plaisir », tonne Christiane Ayotte, directrice du laboratoire de l’Institut Armand-Frappier, qui connaît le Russe depuis plus de 30 ans. Il a pris son pied à ridiculiser tout le monde et, là, il a fait une histoire à l’américaine. C’est un grand romanesque. Je ne me considérais pas comme une amie, mais plutôt comme une bonne relation avec de l’affection pour lui. Je le trouvais un peu fou, mais quand même… »

« [Rodchenkov] a toujours une histoire dans sa tête et il a bâti, pour [le réalisateur] Bryan Fogel, un roman tel que les Américains veulent les voir. Il n’y a pas de subtilité dans cette histoire-là. »

— Christiane Ayotte, directrice du laboratoire de l’Institut Armand-Frappier

La première partie du documentaire, qui aurait eu avantage à être resserrée, présente la démarche de Fogel, cycliste du dimanche et réalisateur américain. De fil en aiguille, le cobaye entre en contact avec Rodchenkov afin qu’il supervise un programme de dopage qui s’étale sur de longs mois. Les résultats, sur les pentes alpines, sont, en bout de piste, peu probants et surtout très anecdotiques.

Car parallèlement, la Russie est accusée d’avoir mis en place un système de dopage directement financé par les hautes sphères de l’État. Sous pression, Rodchenkov démissionne de la tête de son laboratoire et met le cap vers l’Ouest américain avec l’aide de Fogel.

Parce que l’étau se resserre, c’est à ce moment que le scientifique déballe tout : l’implication des hauts dirigeants moscovites, le rôle capital qu’il a joué et la façon dont le camp russe, avec l’aide du Service fédéral de sécurité, l’ancien KGB, a remplacé des échantillons positifs lors des Jeux de Sotchi (2014). 

Icarus ne dévoile aucune nouvelle information, mais fournit un éclairage pertinent sur les coulisses des révélations et le tourbillon qui a emporté Rodchenkov et Fogel.

On voit également dans le documentaire une rencontre, en mai 2016 à Los Angeles, entre le réalisateur et certains membres de l’AMA, interloqués. Quinze mois plus tard, Mme Ayotte, présente à cette réunion, ne décolère pas. « Je me suis beaucoup engueulée avec Fogel. Je lui ai dit que c’était ridicule, qu’il faisait de Rodchenkov une sorte de héros alors que pour nous, dans la communauté antidopage, il était un mécréant.

« Et quand, durant cette rencontre, je lui ai demandé de s’excuser pour le dommage causé auprès des athlètes et de nous, il m’a répondu que Rodchenkov n’avait pas le choix. Ce n’est pas vrai qu’il n’avait pas le choix. Il était aux États-Unis pendant un certain temps et il n’avait pas à retourner [à Moscou]. »

« [Rodchenkov] a marché sur tout ce que nous tenons en haute estime dans la communauté antidopage. On en a fait un personnage sympathique alors que je le trouve tout à fait mécréant. »

— Christiane Ayotte

Rodchenkov vit toujours aux États-Unis et bénéficie du programme fédéral pour la protection des témoins.

Des changements

S’il n’a pas été le premier à aborder le système de dopage étatique, Rodchenkov est tout de même celui qui a fourni le plus de documents pour étayer ses révélations. Elles ont d’ailleurs mené à une enquête de l’Agence mondiale antidopage et à la publication de deux rapports de l’avocat canadien Richard McLaren.

La conclusion est sans appel : Rodchenkov disait vrai. Dans la dernière année, plusieurs athlètes russes, notamment en athlétisme, n’ont pas été autorisés à participer aux compétitions.

« Je ne pense pas que l’AMA va reculer tant que les Russes n’auront pas reconnu un dopage. Encore [jeudi], ils ont nié que ça ait pu se faire à l’échelle étatique. En fait, les Russes n’ont jamais cessé de tricher depuis 60 ans », estime Mme Ayotte.

« Là, on a la Russie, mais quid des pays qui pourraient aussi tricher de la même façon ? s’interroge-t-elle. On doit faire le ménage dans les laboratoires afin d’être certain qu’ils ne soient pas des outils du système. »

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