Selon un document de la SQ

Une « immunité diplomatique » pour les élus

Une enquête où des élus jouiraient d’une « immunité diplomatique ». Une enquête minée par les affrontements entre policiers et procureurs. Une enquête dévoilée au gouvernement afin d’éviter que Jean Charest ne soit « piégé » sur une ligne téléphonique surveillée.

C’est le portrait du Projet Diligence – sur la pénétration du crime organisé dans la construction – tracé dans des documents de la Sûreté du Québec (SQ) rendus publics hier par la justice.

Ils suggèrent que les responsables de l’enquête, dont l’échec a précédé la commission Charbonneau, se préoccupaient grandement des effets de leur travail sur la classe politique et l’économie québécoise.

« Au niveau de l’écoute électronique, les conversations de Michel Arsenault [président de la FTQ] avec les élus avaient été restreintes sous le principe de l’immunité diplomatique. »

— Un inspecteur cité dans le document

Un autre policier y affirme que le directeur adjoint de la SQ, Steven Chabot, « avait informé le gouvernement de l’écoute électronique sur Michel Arsenault, cela avait pour but de protéger le premier ministre [Jean Charest] d’être piégé par Arsenault ».

Ces révélations ont créé une onde de choc dans la classe politique, hier, le gouvernement niant l’existence de quelque « immunité » que ce soit pour les élus.

Même son de cloche à la SQ. « En matière d’enquêtes criminelles, il n’y a pas de principe d’immunité diplomatique qui s’applique pour les élus », a affirmé le porte-parole Guy Lapointe. « Considérant que le présent dossier sera traité lors de la commission Chamberland, évidemment par respect pour les travaux de la Commission, on n’émettra pas d’autres commentaires. »

Des journalistes espionnés

Ce document a été rédigé par le lieutenant Patrick Duclos de la SQ et remis à une juge de paix en 2014 afin d’obtenir des mandats de surveillance sur les cellulaires de Denis Lessard et André Cédilot, journalistes à La Presse.

À cette époque, cinq ans après le zénith de l’enquête Diligence, la SQ tentait de trouver les policiers qui parlaient aux journalistes, dans la foulée d’une plainte formulée au ministre de la Sécurité publique Stéphane Bergeron par Michel Arsenault, alors président de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ).

La juge de paix Suzanne Bousquet a accepté que la Sûreté du Québec obtienne « le registre de tous les appels entrants et sortants, incluant les non publiés et les appels manqués » sur plusieurs mois : six pour Denis Lessard, 18 pour André Cédilot. Elle a aussi permis à la police d’obtenir « la localisation des tours cellulaires utilisées pour tous les appels ou messages texte ».

« Ces mandats montrent à nouveau que les policiers utilisent parfois les tribunaux dans le seul but de trouver qui sont les sources de nos journalistes », a déclaré hier Éric Trottier, éditeur adjoint et vice-président à l’information de La Presse.

« C’est vraiment inquiétant. Le système actuel fait en sorte que la police obtient ce genre de mandat de surveillance avec une facilité déconcertante. Cela rend d’autant plus nécessaire la commission Chamberland et l’adoption à Ottawa du projet de loi du sénateur Claude Carignan qui vise à mieux protéger les sources journalistiques. »

Le cellulaire de Denis Lessard a été espionné pour un texte de mars 2009 qui révélait l’existence d’une enquête sur les liens entre le président de la FTQ-Construction Jocelyn Dupuis et le crime organisé.

André Cédilot, lui, est soupçonné d’avoir obtenu des informations sur les liens entre le motard Casper Ouimet et Jocelyn Dupuis.

Tensions

Le document du lieutenant Duclos a été rédigé sur la base de « plusieurs » rencontres avec des enquêteurs de l’enquête Diligence.

« Ils ont tous mentionné qu’il y avait une certaine tension qui régnait au sein du projet à cause des sujets d’intérêts qui étaient des hauts dirigeants et des politiciens, cela à a [sic] amené des prises de positions contraires entre les enquêteurs et les procureurs », indique le lieutenant Duclos dans son document.

Le caviardage majeur du document, voulu en partie par les autorités et en partie par Radio-Canada, empêche d’en saisir toute la portée. La Presse et Québecor continuent à demander la divulgation de passages supplémentaires.

« L’écoute électronique a suscité beaucoup d’intérêt, car certaines conversations étaient reliées à des politiciens ou des membres du gouvernement, il y a donc eu un contrôle des conversations dites limitatives. »

— Extrait du document rédigé par le lieutenant Patrick Duclos

On y apprend aussi qu’au sein des policiers et procureurs qui menaient l’enquête, on s’inquiétait de « l’impact que le projet Diligence pourrait avoir sur le fond [sic] de solidarité de la FTQ et que cela pourrait nuire à l’économie du Québec ». Un policier a confié que « les procureurs étaient craintifs au sujet de s’attaquer au fond [sic] de solidarité de la FTQ qui pouvaient par la suite ébranler l’économie québécoise ». Un autre était moins poli : « pas de couilles pas de colonne ».

Pas d’enquête en 2011

La plainte de Michel Arsenault au ministre Bergeron – qui a donné lieu à l’enquête du lieutenant Duclos – n’était que la seconde logée à la SQ : le corps de police avait déjà décidé en 2012 de ne pas enquêter au sujet des fuites dans les médias.

L’année précédente, la journaliste de Radio-Canada Marie-Maude Denis avait laissé un message au Fonds de solidarité FTQ afin de permettre à la direction de réagir à des informations qu’elle était sur le point de diffuser. Le lendemain, l’avocat du Fonds – Me André Ryan –  transmet ce message à la police.

En avril 2012, « il est décidé qu’il n’y aura pas d’enquête et que le dossier sera fermé », indique le lieutenant Duclos. Pas avant, toutefois, qu’un policier la rencontre à deux reprises – dont pour un dîner : « le but des rencontres étaient [sic] de connaître sa source ».

Ce qu’ils ont dit

« L’immunité diplomatique des politiciens, ça n’existe pas. […] Ça n’existe pas des termes pareils. Personne n’est au-dessus des lois, donc une question d’immunité des politiciens, c’est pas acceptable et ça n’existe pas. »

— Martin Coiteux, ministre de la Sécurité publique, en mêlée de presse à Montréal

« Le cas qui est relaté dans les journaux [hier] matin est un cas qui touche un mandat qui pourrait se retrouver à la commission Chamberland, sur la protection des sources journalistiques, donc on va rester très prudent sur les commentaires. »

— Martin Coiteux

« Il n’y a pas de raison de penser que des gens auraient des politiques différentes selon leurs statuts et qu’on soit au-dessus des lois. On est tous des citoyens devant les lois et c’est comme ça que ça doit être. Je ne commenterai pas plus. »

— Le premier ministre Philippe Couillard

« Je ne suis pas au courant de ce que vous me dites. On a toujours dit que les enquêtes sont complètement isolées, doivent être complètement isolées du pouvoir politique. »

— Philippe Couillard, à propos des contacts entre la haute direction de la SQ et le gouvernement en 2009 sur l’enquête Diligence. À noter que M. Couillard a temporairement quitté la vie politique en juin 2008.

« Diligence, c’était pour enquêter sur le crime organisé dans l’industrie de la construction. On se trouve à entendre des conversations d’élus, de politiciens, et on nous dit qu’ils profitent de l’immunité diplomatique. Ça me renverse. Il faut que les policiers puissent faire leur travail à l’abri de toute influence. Ce qu’on apprend aujourd’hui, c’est vraiment préoccupant. »

— Simon Jolin-Barrette, député de la Coalition avenir Québec

Propos recueillis par Louis-Samuel Perron, Philippe Teisceira-Lessard et Martin Croteau, La Presse

« On se pose la question. Qui a demandé l’immunité ? Pourquoi on l’a demandée ? Est-ce qu’on a eu des preuves qui découlent de ce retrait de cette écoute électronique ? »

— Alain Therrien, en entrevue avec l’agence QMI. Ce dernier demande aussi que le Directeur des poursuites criminelles et pénales et la SQ viennent s’expliquer en commission parlementaire.

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