Roxanne Bouchard

Paroles de militaires

Après avoir publié une correspondance avec le caporal Patrick Kègle, l’auteure Roxanne Bouchard a prêté sa plume aux militaires de Valcartier. Dans 5 balles dans la tête, des hommes et des femmes qui sont allés se battre en Afghanistan racontent la guerre de l’intérieur. Des récits bouleversants qu’on entend trop rarement. 

Roxanne Bouchard pensait bien en avoir fini avec l’armée après la publication du livre En terrain miné, sa correspondance avec Patrick Kègle, caporal du Royal 22e régiment basé à Kandahar. Mais il faut croire que l’armée, elle, n’en avait pas fini avec Roxanne Bouchard.

Le soir du lancement du livre, il y a plus d’un an, l’écrivaine a rencontré un petit groupe de militaires qui l’ont invitée à prendre un verre. Ils avaient visiblement envie de parler. De fil en aiguille, Roxanne Bouchard s’est retrouvée au domicile de l’un d’entre eux, entourée d’enfants qui courent et de conjointes qui se racontent le dernier spectacle de Céline Dion. Au cœur de tout ce brouhaha, des hommes costauds aux bras couverts de tatouages tribaux lui ont ouvert leur cœur. 

« Je suis allée à leur rencontre par curiosité, ça ne m’intéressait pas d’écrire là-dessus, raconte l’écrivaine en entrevue. Je ne suis pas essayiste, je suis romancière. Mais ce jour-là, il s’est passé quelque chose. Il y avait un je-ne-sais-quoi dans l’air. À un moment donné, je leur ai demandé : “Est-ce que je peux vous enregistrer ?” Je n’avais jamais entendu quelqu’un raconter la guerre comme ça. Je me suis demandé comment ils pouvaient faire pour porter ça en eux et vivre le quotidien… »

Un fil conducteur

De retour chez elle, Roxanne Bouchard, qui enseigne aussi la littérature au cégep de Joliette, a réécouté ses enregistrements. « Tout de suite, j’ai noté qu’il y avait là de bons dialogues, affirme-t-elle. Il y avait aussi de nombreuses ruptures de ton : on passait de la peur au rire, de la cruauté à la tendresse. La romancière en moi était intéressée. »

Quand elle a eu terminé de tout écouter, elle a réalisé qu’il manquait toutefois un fil conducteur, une colonne vertébrale pour porter tous ces récits. Or la romancière ne voulait pas écrire un roman. 

« Si je voulais respecter les récits de chacun, je ne pouvais pas en faire une fiction. »

— Roxanne Bouchard

L’écrivaine a donc choisi d’entreprendre une recherche pour écrire un essai qui allait porter et mettre en contexte tous ces récits.

« Quand j’ai dit aux militaires que j’aimerais écrire à partir de leur histoire, ils m’ont répondu : “T’as peut-être envie d’écrire, mais nous, on n’a pas le droit de te parler.” » C’est à ce moment-là que, par l’entremise d’un psychologue, elle est entrée en contact avec les autorités de la base militaire de Valcartier. C’était le « Sésame, ouvre-toi ! » dont elle avait besoin pour avoir accès aux nombreux témoignages. « À partir de ce moment-là, dit-elle, je ne pouvais plus revenir en arrière. »

Les militaires disent souvent que les civils n’ont pas envie d’entendre parler de la guerre. C’est une des raisons qui ont motivé Roxanne Bouchard à écrire ce livre. « Je ne suis pas promilitariste, et je ne veux pas me porter à la défense de l’armée, insiste-t-elle. Mais je vois des gens qui souffrent et je me dis que c’est important de parler d’eux et de la souffrance qu’ils portent. Peu importe qu’on soit pour ou contre l’armée, la guerre existe et ils l’ont rencontrée. Ils vivent avec ça, avec les souvenirs, et peut-être que comme écrivain, je peux me faire un devoir de relayer leur parole. C’est là, sur la base de la responsabilité de l’écrivain, que mon travail prend son sens à mes yeux. »

La peur au ventre

Roxanne Bouchard en a entendu de toutes les couleurs en recueillant les témoignages des militaires. Il a même fallu qu’elle prenne une pause tellement c’était trop. Un psychologue lui a diagnostiqué une « fatigue de compassion ». Ce que les militaires ont vécu sur le terrain est souvent dur et difficile à raconter. Un des militaires interviewés lui a d’ailleurs dit : « Ce que je vais te raconter, tu ne voudras pas l’entendre. Moi, j’ai tué du monde… personne ne veut entendre ça. Vous êtes comme ça, les civils, vous voulez qu’on dise qu’on a fait la guerre, mais vous ne voulez pas qu’on vous dise qu’on a tué du monde… Mais ça n’existe pas, une guerre propre. »

Malgré la violence et la douleur des témoignages, Roxanne Bouchard tenait à parler aux ingénieurs de combat, les fameux démineurs qui font de fabuleux personnages de films. « Je savais qu’ils avaient beaucoup souffert, car l’Afghanistan est un pays de mines et ils ont eu beaucoup de mauvaises surprises sur le terrain, raconte-t-elle. Je suis allée sur le terrain avec eux, ils m’ont super bien accueillie. Mais à la fin, ils n’ont pas voulu me parler. C’était trop difficile pour eux. C’est le seul refus que j’ai eu dans tout mon projet. »

La culpabilité

Roxanne Bouchard relate un autre témoignage qui l’a particulièrement marquée, celui d’un militaire qui lui répétait souvent qu’il n’aimait pas parler de la guerre. Mais qui continuait malgré tout à en parler. « Il m’a dit : “J’étais dans l’armée depuis une vingtaine d’années quand je suis allé en Afghanistan. J’y suis allé parce que je voulais sauver du monde, sauf que moi, quand mon char a roulé sur une mine, il y a des enfants qui applaudissaient. Alors je me suis demandé qui j’avais à sauver. Je n’allais pas là pour sauver des enfants, ils n’avaient rien à cirer de moi. Alors, pour moi, être allé en Afghanistan, c’est n’avoir sauvé personne. C’est avoir vu des amis mourir, avoir vu des amis revenir handicapés et fuckés par la guerre. Qui j’avais à sauver là-bas finalement ? Personne. Je me sens coupable…” »

Quand Roxanne Bouchard raconte ce témoignage, on la sent encore émue. « J’avais devant moi un homme plus vieux que moi, dans la cinquantaine, ultra-sympathique, délicat, charmant… J’étais vraiment touchée. Quand je lui ai envoyé son récit pour qu’il le relise, il m’a répondu : “Tu peux en rajouter, j’ai eu ben plus peur que ça.” J’avoue que ça m’a jetée par terre… »

C’est pour ce genre de témoignages que Roxanne Bouchard a écrit son livre. Pour raconter que derrière l’image des militaires se cache une vraie sensibilité. Et parce qu’une grande partie de leur souffrance vient du fait que personne ne veut les écouter.

5 balles dans la tête

Roxanne Bouchard

Québec Amérique

304 pages 

Extrait

« Il faut user de beaucoup de doigté pour faire les réparations de guerre. Une fois, une balle de fusil avait ricoché sur une maison et tué une fillette de sept ans qui allait à mobylette avec son grand-père. On en a parlé avec notre interprète afghan, on lui a demandé conseil pour savoir comment intervenir auprès de la famille. Notre interprète a fait un “nanawatai”, c’est-à-dire qu’il leur a apporté un mouton en offrande pour demander leur pardon. Comme les gens du district étaient très fâchés, il a demandé à des femmes d’intercéder pour nous. Ce sont les femmes qui sont allées expliquer au chef de famille que c’était une erreur. Ensuite, on a pu leur donner une réparation de guerre. On leur a donné de l’argent. Dix mille dollars, je crois. C’est pas beaucoup pour la vie d’une petite fille, mais c’est malheureusement comme ça que ça fonctionne. Plus tard, l’homme s’est acheté un taxi et il est venu nous remercier parce que l’argent lui a permis de trouver un travail et de faire vivre le reste de sa famille. Ça lui ramène pas sa petite-fille, je le sais… »

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