Karoline Georges

Le culte absolu de l’image

De synthèse
Karoline Georges
Alto
220 pages

Karoline Georges évolue dans une classe à part de la production littéraire québécoise. Artiste multidisciplinaire, écrivaine, elle fait se rencontrer les formes d’art qui l’inspirent dans ses romans, qui eux-mêmes inspirent ses créations visuelles. Dans son nouveau livre, De synthèse, sa quête du sublime atteint l’apogée, en mêlant le récit intime à l’existence parallèle du monde virtuel. Car ce roman est un magnifique mausolée dédié à sa mère, qui nous amène au-delà de la mort. Une promesse d’éternité.

Karoline Georges n’appartient vraiment pas à la communauté, assez vaste, des pessimistes de la technologie. Sans jamais tomber dans l’angélisme, elle voit ses avancées exponentielles avec curiosité et lucidité. C’est là, et elle en profite. Réalité virtuelle et intelligence artificielle sont des mots qui ne lui font pas peur, et qui ne devraient pas rebuter ses lecteurs potentiels, tellement elle sait y mêler l’humanité dans ce qu’elle écrit. 

« Ce sont nos créations, dit-elle. Il y a matière à discussion quand on commence à distinguer l’artificiel du naturel. Parce que ce sont nos prolongements. Si, un jour, l’humanité disparaît et qu’il ne reste qu’une intelligence artificielle, j’aime à penser qu’elle sera supérieure à ce que l’on connaît de l’humanité. Et non pas juste une forme de résidu technologique froid et déshumanisé. »

Voilà qui rejoint l’atmosphère très particulière de son roman De synthèse, sur la liste préliminaire du Prix des libraires, qui d’ailleurs fait un peu la synthèse des grands thèmes de son œuvre. Les questionnements sur la beauté dans Ataraxie, le huis clos familial étouffant de Sous béton – ce dernier titre sera publié au printemps dans la prestigieuse collection SF de Folio.

CHOC THERMIQUE

De synthèse est probablement le roman le plus personnel de Karoline Georges. C’est aussi son plus poignant. Sa narratrice est née, comme elle, dans les années 70, a grandi devant la télévision, fascinée par les héroïnes du petit écran comme Wonder Woman ou Olivia Newton-John. L’enfant fuit dans les images la douloureuse réalité familiale, entre un père alcoolique et une mère malheureuse. Dès lors, elle ne désire plus qu’être une image. Une immortelle. Elle coupe les ponts avec la famille, sera mannequin un temps, accumulera assez d’argent pour se consacrer entièrement, avec la dévotion d’une religieuse ascétique, à sa quête de l’image parfaite, au travers d’un avatar qu’elle a créé, nommé Anouk (voir plus bas), qui vit dans le monde virtuel du site Second Life. Mais elle devra renouer avec ses parents lorsqu’elle apprendra que sa mère est atteinte d’un cancer incurable. 

Voilà tout le paradoxe : à mesure qu’elle peaufine Anouk dans son obsession de la perfection, le corps réel de sa mère se détraque et se décompose.

« Ce projet en soi est une rencontre », explique Karoline Georges, qui est effectivement la « mère » d’une créature virtuelle nommée Anouk, qu’elle habille et transforme quotidiennement avec les créations de 300 artistes de partout dans le monde rencontrés sur la plate-forme Second Life. « J’avais ce travail-là en art visuel qui était en amélioration continue, et en même temps, ma mère est tombée malade. C’était la première fois que je rencontrais la maladie et la mort. J’ai eu ce choc thermique entre la construction d’un corps virtuel, à sublimer sans arrêt, et le corps humain réel, son mystère, les médicaments. De synthèse, ce sont les images de synthèse créées par la narratrice, et les médicaments de synthèse, comme le fentanyl, administrés à sa mère. J’ai senti ce choc entre le contrôle absolu qu’on peut avoir sur un avatar et la perte de contrôle de ma mère, qui était en train de disparaître. »

Quant à Anouk, « son visage m’apparaît comme un palimpseste des visages de femmes que j’ai aimées ou admirées », précise-t-elle. Et cela inclut sa mère. On peut lire dans De synthèse : « Pendant toutes ces années à étudier le sublime féminin, puis à tenter de lui donner à mon tour un visage, sans le savoir, sans en avoir le moindre soupçon, c’est probablement le sien que je cherchais. »

UNE NOUVELLE RELIGION

L’écrivaine nous confie que sa mère était une authentique boomer, allergique à la religion et à la médecine. Que l’absence de funérailles officielles lui a donné envie de ce livre, comme pour se créer elle-même un rituel funéraire. Il y a dans ce roman une réflexion sur le désir d’absolu d’une génération née après l’abandon des repères religieux et qui a grandi dans le culte de l’image. Chez Karoline Georges, ce culte prend tout son sens. Au contraire, par exemple, des narratrices de Nelly Arcan qui entretiennent une relation conflictuelle avec l’image et la beauté dont elles aimeraient se libérer, chez Karoline Georges, on est au-delà de l’obsession et du désir de séduire ou de plaire, on vise la désincarnation pure, on est pratiquement dans le mysticisme. 

« Nous sommes la première génération à avoir eu accès au câble, et sans contrôle pédagogique dans les années 70, note-t-elle. C’était le Far West de la télé quand j’étais enfant ! Ça a généré une forme de culture, de religion. Il n’y avait rien d’autre. Tous les points de repère se situent à l’écran, dans la fiction, dans la pop. Nous sommes la première génération à avoir vu apparaître, à l’âge adulte, le monde numérique. Cet idéal d’aller rejoindre les idoles de la télévision, et la possibilité de le faire par des avatars dans le monde virtuel, est un fantasme qui se réalise. Ma narratrice n’a aucun désir de chair, de rencontrer l’autre, elle veut devenir un personnage de fiction. C’est sa manière de vivre. Devenir une image fixe. » 

« Je pense que les générations qui sont arrivées après l’avènement de la télévision au XXe siècle sont en train de changer complètement la perception de ce que ça veut dire, exister. »

— Karoline Georges

Mais cette fixité de l’image, n’est-ce pas la mort, alors que la vie est mouvement ? Karoline Georges rappelle dans De synthèse que le mot « image » vient du mot latin imago, qui signifie « masque mortuaire ». « En même temps, ajoute-t-elle, qu’est-ce qu’on idolâtre depuis des siècles en entrant dans les musées, en regardant les peintures, les sculptures ? On a l’impression que cette fixité-là est une façon de dépasser la mort. Est-ce que c’est la vie éternelle ? Ce questionnement habite mon personnage. »

Elle a beau connaître tous les détails du monde technologique dans lequel elle vit, Karoline Georges croit tout de même qu’il n’y a rien de plus techno et virtuel que la littérature. « L’imaginaire est la première forme d’imagerie virtuelle. Avec la littérature, on décode des signes, on crée des images virtuelles. J’utilise la littérature pour entrer dans le flux de conscience d’un personnage. Je ne peux pas faire ça en vidéo ou en photo. On peut tout faire avec la littérature, se projeter dans l’avenir, le passé, le présent. Pour moi, il n’y a pas plus sublime que la littérature, c’est la quintessence des disciplines. »

Extrait 

« Enfant, je ne voulais pas accepter la distinction entre le vrai et le simulacre. Ce qui se passait à l’écran ou entre les lignes d’un roman avait plus de valeur pour moi que la réalité. Ce que j’éprouvais en lisant et en regardant la télévision – la fascination, le plaisir, la curiosité, la stupéfaction – s’avérait d’une intensité incontestable. Mais j’ai compris très tôt – trop tôt, peut-être – que j’étais du mauvais côté de l’écran. »

Découvrez l’avatar Anouk A.

Anouk A. est un avatar 3D de Second Life que Karoline Georges utilise pour créer des photographies virtuelles. Créée en 2013 au moment de commencer l’écriture du roman De synthèse, cette femme-image a directement inspiré la création d’un des personnages du roman en plus de servir à l’élaboration d’une suite photographique exposée lors de la rétrospective intitulée De la quête du sublime au temps de la virtualité que le Centre d’exposition Expression lui a consacrée en 2016.

Je n’ai plus peur, publié le 3 août 2017

« J’ai choisi ce portrait d’Anouk parce qu’il représente bien l’un des volets de ma recherche picturale. J’aime créer des images qui simulent la photographie analogique en noir et blanc, avec du grain et des marques de poussière. Dans ma recherche stylistique qui vise à sans cesse redéfinir mon avatar, je suis fascinée par les tatouages, les piercings, les cicatrices, les traces de saletés, les reflets de la sueur. C’est une manière d’humaniser et de singulariser mon avatar. »

Néfertitienne, publiée le 15 juillet 2017

« Ici, je suis tombée en amour avec cette coiffe confectionnée avec des textures très réalistes. En circulant avec la caméra virtuelle autour de mon avatar pour trouver un point d’inspiration et en jouant avec la position de la tête d’Anouk, j’ai eu en tête le Buste de Néfertiti, une sculpture de calcaire peinte du XIVe siècle av. J.-C., et c’est ce qui a inspiré à la fois le titre et l’angle de prise de vue. J’aime créer des liens visuels avec des femmes qui ont marqué l’histoire, ou des personnages de fiction qui peuplent notre imaginaire collectif. »

Kawaii Cobra, publiée le 12 juillet 2017

« Je reçois des composantes d’avatar de tous les styles. Du gothique au kitsch en passant par le gore, le trash, la fantasy et le kawaii. Il m’arrive donc de créer des mises en scène plus colorées, un brin délirantes où j’emprunte aux esthétiques pop qui remettent en question les nouveaux idéaux de la féminité à l’ère virtuelle. »

L’heure du thé en Russie, publiée le 19 avril 2015

« Plusieurs designers de Second Life s’inspirent de l’histoire de leur culture pour créer des objets qui nous permettent de découvrir leurs us et coutumes. Je fais la collection de ces créations. Mon inventaire est composé d’environ 200 000 items, offerts par plus de 250 designers et artistes en provenance d’une quarantaine de pays. Ici, le magnifique samovar traditionnel m’a inspiré cette mise en scène. »

Silence d’or, publiée le 2 février 2016

« La relecture des icônes religieuses et artistiques m’inspire de nombreuses images. En recevant cette auréole, j’ai eu envie de créer un état méditatif. Ici, c’est le travail de la gestuelle et le jeu d’éclairage qui permettent de créer la dynamique voulue. Et je voulais également faire un clin d’œil à la scène de la transformation de Maria dans le film Metropolis de Fritz Lang, avec ce traitement pictural qui s’apparente aux images du début du XXe siècle. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.