Dans l'ombre des maires
Le bureau de Marie-Ève Gagnon a tout de la fourmilière. Depuis l’antichambre de celle qui agit comme chef de cabinet de la mairesse de Montréal, on voit les portes s’ouvrir et se fermer de façon rythmée, son adjointe qui joue de courtoisie pour faire patienter ceux dont le rendez-vous retarde, des chuchotements prononcés dans le corridor qui semblent suffire pour régler ce que l’on devine être un énième problème. Et à travers le ballet des rencontres sans fin, Marie-Ève Gagnon reste calme, le visage impassible.
En entrevue, la jeune femme est presque sur ses gardes, car il est visiblement inhabituel de discuter de la fonction de chef de cabinet, les projecteurs étant toujours tournés vers les élus. Mais Marie-Ève Gagnon s’anime lorsqu’elle parle de la mairesse Valérie Plante, de ses idées et de son « leadership rassembleur, positif, qui met en valeur les gens ». « On travaille ensemble depuis 2013. On a appris à se faire confiance. On est une équipe », affirme-t-elle.
Cette complicité construite dans les rangs militants de Projet Montréal apparaît clairement lorsque, quelques heures plus tard, Valérie Plante accueille La Presse dans son bureau après une brève réunion avec sa chef de cabinet. Mme Plante fait alors l’éloge de sa collègue et lui prend la main pour bien marquer l’importance qu’elle lui accorde.
Et quand on fait remarquer que toutes deux sont de nouvelles venues dans le grand jeu de la politique municipale et que certains interlocuteurs pourraient être tentés de ne pas les prendre trop au sérieux en misant sur leur inexpérience, la réaction ne se fait pas attendre. « On est deux petites vites », prévient Mme Plante avec son rire caractéristique. Mme Gagnon acquiesce sans dire un mot.
Ce silence illustre bien le rôle des chefs de cabinet, qui se joue loin des projecteurs. Seuls ou en équipe comme à Montréal, les chefs de cabinet anticipent les problèmes, les règlent lorsqu’ils surgissent. Ils servent de rempart, de conseiller, de filtre. Ils apaisent la grogne des uns autour de la mairie, stimulent l’engagement des autres. Ils écrivent des discours et trouvent des compromis.
Et surtout, croit Danielle Pilette, professeure de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), les chefs de cabinet font le pont entre le politique et la machine administrative, ainsi qu’avec les gouvernements. Ce dernier élément est un défi particulièrement important pour Montréal qui a connu des bouleversements, souligne Mme Pilette.
Pour réussir de bonnes relations gouvernementales ou développer quelque autre dossier, c’est d’abord et avant tout le lien de confiance et la communauté d’idées entre le maire et son chef de cabinet qui font la différence, estime toutefois Jérôme Couture, chargé de cours en science politique à l’Université Laval et chercheur postdoctoral à l’INRS, spécialisé dans les affaires municipales.
Les chefs de cabinet rencontrés abondent tous dans ce sens.
« C’est un métier trop difficile pour le faire sans affinité et complicité avec le patron. On vit tellement de choses hors normes. »
— Simon Lajoie, chef de cabinet de la mairesse de Longueuil, Sylvie Parent
M. Lajoie estime que cette nécessaire entente concerne également la direction générale de la municipalité. Il évoque la « sainte trilogie mairie-direction générale-chef de cabinet ». « Tout est possible quand les trois se font confiance », soutient M. Lajoie, qui était directeur adjoint au cabinet de l’ancien maire de Montréal, Denis Coderre, jusqu’à la défaite de l’automne dernier.
À Brossard, la nouvelle mairesse Doreen Assaad a décidé de faire confiance à Yves Lemire, l’ancien bras droit de son adversaire, l’ex-maire Paul Leduc. Jusqu’en juin 2016, M. Lemire conseillait M. Leduc, mais des controverses qui ont notamment conduit trois conseillers à quitter l’équipe du maire ont également entraîné le départ du chef de cabinet.
« Ce qui est important entre un chef de cabinet et un maire ou un ministre, c’est la confiance, la complicité et la loyauté. Et la journée où c’est ébranlé, cette relation-là n’existe plus. […] En toute conscience, je ne pouvais faire mon travail de chef de cabinet », se borne à expliquer M. Lemire.
Ce dernier estime avoir retrouvé sa liberté de parole et surtout une relation de confiance avec la mairesse Assaad, qui l’a sollicité après son élection.
« Je dois pouvoir m’asseoir avec elle [la mairesse] et dire ce que je pense, y compris des choses qu’elle n’aimera pas. Il n’y a personne d’autre qui peut le faire. »
— Yves Lemire, chef de cabinet de la mairesse de Brossard, Doreen Assaad
Pour Nicolas Dufour, chef de cabinet du nouveau maire de Terrebonne Marc-André Plante, « la complicité avec le maire, c’est capital ». « C’est ce qui fait notre force. Passer à travers une campagne électorale, ça crée une symbiose. »
Ce lien ne signifie pas pour autant que les deux hommes partagent la même vision à tout moment et pour tous les dossiers. « Je questionne, je challenge. Derrière les portes, on se confronte parfois », dit-il en soulignant que cela n’affecte en rien leur relation. « Le truc à la fin, c’est lui, le maire, qui prend la décision. »
Et quoique M. Dufour ait occupé le devant de la scène lorsqu’il était député du Bloc québécois dans la circonscription de Repentigny (2008-2011), il dit n’avoir aucun regret de se retrouver aujourd’hui dans un rôle de soutien. « Parce que j’ai été élu, je connais ses besoins, je sais quelles sont ses attentes, je sais comment il va réfléchir et, quand il lit un article dans un journal, je comprends comment il se sent. »
Les deux hommes ont fait connaissance à l’École nationale d’administration publique (ENAP). C’est là qu’ils ont partagé leur vision des enjeux touchant Terrebonne, après le passage de l’ancien maire Jean-Marc Robitaille et sa garde rapprochée, qui ont récemment été accusés de fraude.
Nicolas Dufour termine une maîtrise en analyse de gestion urbaine. Il travaille à l’ébauche d’une politique de gestion pour les chefs de cabinet ; son mémoire de maîtrise proposera une définition de cette fonction.
La description de tâches d’Yves Lemire à Brossard est une rare trace concrète des responsabilités qui incombent à un chef de cabinet, car la loi, elle, reste muette sur ce point, tout comme elle ne donne pas de précision en ce qui concerne la rémunération (voir tableau).
La définition du rôle de chef de cabinet varie donc d’une municipalité à l’autre, bien qu’il y ait plusieurs points en commun. Montréal apparaît comme un cas particulier, ne serait-ce que parce que Marie-Ève Gagnon a une trentaine de personnes sous sa supervision (10 attachés politiques et de presse ainsi que 20 employés administratifs).
Nicolas Dufour se définit comme un « facilitateur » de décision, Yves Lemire, comme une « passerelle entre le politique et la fonction publique » et Simon Lajoie, comme « un chef d’orchestre » dont « bien du monde a besoin pour jouer sa partition et éviter les fausses notes ».
Marie-Ève Gagnon prend un temps d’arrêt quand la question lui est posée, en insistant sur le fait qu’il n’existe pas de manuel d’instructions. Puis, elle lance : « Je démystifie des situations. Je rassemble, j’accompagne, je conseille, j’établis des liens avec les différents milieux, je maintiens le dialogue ouvert avec les partenaires des différents paliers de gouvernement. […] Et je tranche quand il faut trancher. »
Jérôme Couture mentionne que la fonction de chef de cabinet était moins importante avant les fusions municipales de 2001, puisqu’une part des responsabilités qui leur incombent maintenant était entre les mains d’élus. « En autant que personne ne fasse de financement politique, il me semble normal que la description de tâches soit assez large, surtout au municipal, car le nombre d’intervenants et leur provenance peuvent être assez diversifiés », souligne-t-il.
Quant au réseau de contacts, tous s’entendent pour dire qu’il s’agit de leur principal outil de travail : pour prendre le pouls, convaincre, être tenu au courant des intentions gouvernementales, pour tisser des liens avec les municipalités voisines, pour faire circuler l’information.
Par exemple, Simon Lajoie souligne l’importance de la cohésion pour la Ville de Longueuil qui est membre de 70 organismes (Agglomération de Longueuil, Communauté métropolitaine de Montréal, Union des municipalités du Québec, Autorité régionale de transport métropolitain, entre autres). Mais pour M. Lajoie, le véritable défi est surtout de garder contact avec l’opposition officielle, qui est majoritaire au conseil municipal ; jusqu’à maintenant, les relations ont été plutôt ardues.
De son côté, Yves Lemire rappelle qu’il a démarré en politique en 1985 (au PLQ puis au PLC) pour expliquer l’ampleur de son réseau de contacts. « C’est l’avantage d’être un vieux chef de cabinet », lance-t-il en riant.
* Le chef de cabinet de Laval a refusé d’accorder une entrevue à La Presse et celui de Québec ne nous a pas rappelés.
UNE RÉMUNÉRATION VARIABLE
Chef de cabinet-maire/mairesse-population
Montréal125 000 $168 029 $1,8 million
Québec169 385 $156 014 $ 543 000
Laval158 644 $153 922 $ 434 000
Longueuil132 925 $144 726 $ 247 000
Terrebonne 73 000 $145 000 $ 116 000
Brossard 126 000 $136 102 $ 88 000
La Loi sur les cités et villes prévoit la possibilité pour le maire d’une municipalité de 100 000 habitants et plus d’embaucher un chef de cabinet ainsi que le personnel politique qu’il juge nécessaire. Il en va de même pour l’opposition, si les votes obtenus sont d’au moins 20 %. Cette disposition de la loi concerne également le maire de chacun des 19 arrondissements de la Ville de Montréal. Dans les municipalités de moins de 100 000 habitants, le maire peut également avoir du personnel politique, mais il doit alors en soumettre la nomination au comité exécutif. C’est ce qu’a fait l’administration Assaad à Brossard.