À ma manière

Sale tour en Irak

L’aventure : vendre des tours électriques d’urgence en Irak. La manière : se débrouiller malgré n’importe quel imprévu, même Daech.

Juin 2014. Les troupes avancées de Daech ont quitté Mossoul, qu’elles viennent d’occuper, et ont pris la direction sud vers Bagdad. En même temps, un convoi de 42 camions se dirige vers le nord en direction de la capitale.

Dans les 42 conteneurs sont rangées les 80 tours d’urgence que SBB doit livrer au gouvernement irakien.

Le plus souvent, l’entreprise de Blainville vend ses produits dans les pays à problèmes – problèmes géologiques, climatiques, politiques.

Mais d’abord, une courte (et agréable) explication technique.

TOUR D’URGENCE

Le nom le sous-entend : tour d’urgence.

Ce sont de minces colonnes ajourées qui s’érigent et se démontent en quelques heures pour prendre le relais temporaire de pylônes électriques endommagés.

Chaque tour est constituée de segments extrudés en aluminium de 2,9 m de long et d’un poids de 135 kg.

Ces segments sont aboutés et boulonnés, jusqu’à une hauteur qui peut atteindre 120 mètres. La fine structure est retenue par des haubans ancrés au sol.

« C’est un peu comme une police d’assurance, explique le directeur général Patrick Gharzani. Notre produit, on le vend en prévention. Mais souvent, ceux qui vont l’acheter sont ceux qui ont subi des dommages. »

TOURS ANTI-FARC

Fondée en 1973, SBB était spécialisée dans la fabrication de profilés d’acier en sous-traitance. En 1989, en réponse aux besoins d’une entreprise mexicaine, elle conçoit et fabrique ses premières tours temporaires pour lignes électriques.

Le marché sud-américain s’ouvre au début des années 90. La Colombie, aux prises avec les FARC, se montre très intéressée. « La spécialité des FARC, c’est de faire sauter les tours électriques », souligne Patrick Gharzani.

Peu à peu, SBB se fait ainsi une spécialité des régions à risque. 

« On est dans plein de pays bizarres. On a l’Afghanistan, le Myanmar, le Yémen. »

— Patrick Gharzani, directeur général de SBB

« On aime l’aventure », ajoute le président de l’entreprise Patrick Bellavance.

Aventure ? Suspense ? Ils seront servis en Irak.

LE CONTRAT IRAKIEN

En 2013, par l’intermédiaire de leur agent local, SBB avait répondu à un appel d’offres public du gouvernement irakien – c’est de cette manière qu’ils décrochent la plupart de leurs contrats.

« On gagne l’appel d’offres, raconte Patrick Gharzani. Et comme toujours, ça prend quelques mois avant que quelque chose de concret arrive. »

Fin novembre 2013, alors qu’il vient d’atterrir en Colombie pour participer à un salon, Patrick Gharzani reçoit un appel de leur agent irakien. « Il me dit : je viens de recevoir la notification officielle. Le ministre exige de signer le contrat en Irak. »

Jusqu’alors, il était entendu que la signature se ferait en Jordanie ou en Iran, pour éviter l’entrée en territoire irakien.

– OK. Quand ?

– La semaine prochaine.

– Mais je n’ai pas de visa, je suis en Colombie !

Qu’à cela ne tienne, le ministre va écrire directement au consulat de Montréal. Patrick Gharzani reprend immédiatement l’avion pour Montréal, sans avoir eu le temps de poser sa valise.

Le lendemain, il récupère le visa au consulat, puis s’envole pour l’Irak.

Dans ces circonstances, « tout peut arriver », constate Patrick Bellavance. « Mais on ne peut jamais supposer que ça ne marchera pas, il faut être là. »

Cette fois, tout se passe bien. Gharzani atterrit à Bagdad, signe le contrat, et revient après une nuit à l’hôtel.

GAILLARDS MOUSTACHUS

Le projet est important : 80 tours, ce qui représente plus de 20 % de leur chiffre d’affaires annuel.

Il faudra plus de quatre mois pour les fabriquer.

Début avril 2014, une délégation irakienne vient s’assurer que les produits sont conformes aux attentes.

Habituellement, une telle équipe compte deux ou trois personnes. « On a reçu 10 personnes ! », lance Patrick Gharzani, hilare.

Or, le Canada venait de complexifier les procédures de demande de visa pour certains pays, dont l’Irak. « Il a fallu qu’ils aillent à trois reprises en Jordanie pour faire la demande, à nos frais, ce qui n’était pas du tout inclus dans le projet. Dix personnes, trois fois, avec des nuits d’hôtel chaque fois ! »

SBB loue deux minibus pour déplacer les délégués à Montréal – des personnages plutôt impressionnants. « Assez costauds, assez poilus, la grosse moustache : ça peut faire peur. Mais super gentils ! »

Ils visitent le Parc Safari, où les 10 gaillards au poil sombre font des risettes aux petits enfants. « Vous auriez dû voir la tête des mères ! Il a fallu expliquer. »

Les mères sont rassurées, les clients sont satisfaits, la commande peut être expédiée.

DIRECTION BAGDAD… ET DAECH

Les 42 conteneurs arrivent en juin 2014 au port d’Umm Qasr, dans le golfe Persique.

« Le problème, c’est qu’à la même date, on entendait parler pour la première fois de l’organisation État islamique, relate Patrick Gharzani. Début juin, ils ont pris la ville de Mossoul. »

Mossoul est au nord, Umm Qasr est au sud, et le contrat exige que les tours soient livrées à Bagdad, « entre les deux ».

« En temps normal, trouver 42 camions, c’est déjà tout un exploit. Mais là, trouver des chauffeurs qui sont prêts à aller vers le nord alors que le groupe État islamique descend vers le sud ! »

— Patrick Gharzani, directeur général de SBB

Un convoi de 42 camions peut s’étirer sur 2 km.

« C’est toute une caravane, c’est difficile à protéger, même en payant quelqu’un pour le faire. »

En même temps, ils apprennent que Bagdad vient d’instaurer un couvre-feu pour prévenir les incursions nocturnes.

« On espérait que nos camions ne soient pas arrivés aux portes de Bagdad et doivent attendre toute la nuit à l’extérieur. C’était une énorme tension : 20 % de notre chiffre d’affaires dans des conteneurs ! »

Mais l’histoire se termine bien.

« Ils ont fermé la ville pendant une couple de semaines, mais on a été chanceux, on est entrés juste avant. »

ÇA VA BIEN QUAND ÇA VA MAL

Un cycle typique de vente s’étend sur un à deux ans. La transaction inclut la livraison dans des conteneurs aménagés, qui demeurent la propriété du client pour le rangement du matériel, ainsi qu’une formation d’une semaine, donnée sur place par les spécialistes de SBB.

Pour la livraison d’une commande en Afghanistan, au printemps dernier, les formateurs volontaires ne se sont pas pressés au portillon. SBB a finalement formé des partenaires indiens, qui sont allés eux-mêmes instruire les techniciens afghans. « Ça aussi, c’est des sous », relève Patrick Bellavance.

L’entreprise doit expédier une centaine de conteneurs d’ici la fin de l’année, dont 60 en Inde et une trentaine en Éthiopie. Depuis cinq ans, ils ont posé leurs tours en Afrique : Cameroun, Kenya, Ouganda…

Bref, les clients se trouvent partout où ça risque d’aller mal.

« Ce qui nous aide, c’est que ça va mal partout, commente Patrick Gharzani. Le réchauffement climatique a un impact énorme. »

Pluies diluviennes, glissements de terrain, ouragans… L’année dernière, les Philippines leur ont commandé des tours résistant à des vents de 270 km/h.

« Les pays où ça va mal, ou ceux qui sont prévoyants, comme en Scandinavie », précise Patrick Bellavance.

SBB n’a pas encore vendu de tours d’urgence au Québec.

Ça ne va pas encore assez mal, sans doute.

À ma manière

Sale tour en Irak

L’aventure : vendre des tours électriques d’urgence en Irak. La manière : se débrouiller malgré n’importe quel imprévu, même Daech.

Juin 2014. Les troupes avancées du groupe État islamique (Daech) ont quitté Mossoul, qu’elles viennent d’occuper, et ont pris la direction sud vers Bagdad. En même temps, un convoi de 42 camions se dirige vers le nord en direction de la capitale.

Dans les 42 conteneurs sont rangées les 80 tours d’urgence que SBB doit livrer au gouvernement irakien.

Le plus souvent, l’entreprise de Blainville vend ses produits dans les pays à problèmes – problèmes géologiques, climatiques, politiques.

Mais d’abord, une courte (et agréable) explication technique.

Tour d’urgence

Le nom le sous-entend : tour d’urgence.

Ce sont de minces colonnes ajourées qui s’érigent et se démontent en quelques heures pour prendre le relais temporaire de pylônes électriques endommagés.

Chaque tour est constituée de segments extrudés en aluminium de 2,9 m de long et d’un poids de 135 kg.

Ces segments sont aboutés et boulonnés, jusqu’à une hauteur qui peut atteindre 120 mètres. La fine structure est retenue par des haubans ancrés au sol.

« C’est un peu comme une police d’assurance, explique le directeur général d’Acier profilé SBB, Patrick Gharzani. Notre produit, on le vend en prévention. Mais souvent, ceux qui vont l’acheter sont ceux qui ont subi des dommages. »

Tours anti-FARC

Fondée en 1973, SBB était spécialisée dans la fabrication de profilés d’acier en sous-traitance. En 1989, en réponse aux besoins d’une entreprise mexicaine, elle conçoit et fabrique ses premières tours temporaires pour lignes électriques.

Le marché sud-américain s’ouvre au début des années 90. La Colombie, aux prises avec les FARC, se montre très intéressée. « La spécialité des FARC, c’est de faire sauter les tours électriques », souligne Patrick Gharzani.

Peu à peu, SBB se fait ainsi une spécialité des régions à risque. 

« On est dans plein de pays bizarres. On a l’Afghanistan, le Myanmar, le Yémen. »

— Patrick Gharzani, directeur général de SBB

« On aime l’aventure », ajoute le président de l’entreprise, Patrick Bellavance.

Aventure ? Suspense ? Ils seront servis en Irak.

Le contrat irakien

En 2013, par l’intermédiaire de son agent local, SBB avait répondu à un appel d’offres public du gouvernement irakien – c’est de cette manière que l’entreprise décroche la plupart de ses contrats.

« On gagne l’appel d’offres, raconte Patrick Gharzani. Et comme toujours, ça prend quelques mois avant que quelque chose de concret arrive. »

Fin novembre 2013, alors qu’il vient d’atterrir en Colombie pour participer à un salon, Patrick Gharzani reçoit un appel de son agent irakien. « Il me dit : “Je viens de recevoir la notification officielle. Le ministre exige de signer le contrat en Irak.” »

Jusqu’alors, il était entendu que la signature se ferait en Jordanie ou en Iran, pour éviter l’entrée en territoire irakien.

— OK. Quand ?

— La semaine prochaine.

— Mais je n’ai pas de visa, je suis en Colombie !

Qu’à cela ne tienne, le ministre va écrire directement au consulat de Montréal. Patrick Gharzani reprend immédiatement l’avion pour Montréal, sans avoir eu le temps de poser sa valise.

Le lendemain, il récupère le visa au consulat, puis s’envole pour l’Irak.

Dans ces circonstances, « tout peut arriver », constate Patrick Bellavance. « Mais on ne peut jamais supposer que ça ne marchera pas, il faut être là. »

Cette fois, tout se passe bien. M. Gharzani atterrit à Bagdad, signe le contrat, et revient après une nuit à l’hôtel.

Gaillards moustachus

Le projet est important : 80 tours, ce qui représente plus de 20 % de leur chiffre d’affaires annuel.

Il faudra plus de quatre mois pour les fabriquer.

Début avril 2014, une délégation irakienne vient s’assurer que les produits sont conformes aux attentes.

Habituellement, une telle équipe compte deux ou trois personnes. « On a reçu 10 personnes ! », lance Patrick Gharzani, hilare.

Or, le Canada venait de complexifier les procédures de demande de visa pour certains pays, dont l’Irak. « Il a fallu qu’ils aillent à trois reprises en Jordanie pour faire la demande, à nos frais, ce qui n’était pas du tout inclus dans le projet. Dix personnes, trois fois, avec des nuits d’hôtel chaque fois ! »

SBB loue deux minibus pour déplacer les délégués à Montréal – des personnages plutôt impressionnants. « Assez costauds, assez poilus, la grosse moustache : ça peut faire peur. Mais super gentils ! »

Ils visitent le Parc Safari, où les 10 gaillards au poil sombre font des risettes aux petits enfants. « Vous auriez dû voir la tête des mères ! Il a fallu expliquer. »

Les mères sont rassurées, les clients sont satisfaits, la commande peut être expédiée.

Direction Bagdad… et Daech

Les 42 conteneurs arrivent en juin 2014 au port d’Umm Qasr, dans le golfe Persique.

« Le problème, c’est qu’à la même date, on entendait parler pour la première fois de l’organisation État islamique, relate Patrick Gharzani. Début juin, ils ont pris la ville de Mossoul. »

Mossoul est au nord, Umm Qasr est au sud, et le contrat exige que les tours soient livrées à Bagdad, « entre les deux ».

« En temps normal, trouver 42 camions, c’est déjà tout un exploit. Mais là, trouver des chauffeurs qui sont prêts à aller vers le nord alors que le groupe État islamique descend vers le sud ! »

— Patrick Gharzani, directeur général de SBB

Un convoi de 42 camions peut s’étirer sur 2 km.

« C’est toute une caravane, c’est difficile à protéger, même en payant quelqu’un pour le faire. »

En même temps, ils apprennent que Bagdad vient d’instaurer un couvre-feu pour prévenir les incursions nocturnes.

« On espérait que nos camions ne soient pas arrivés aux portes de Bagdad et doivent attendre toute la nuit à l’extérieur. C’était une énorme tension : 20 % de notre chiffre d’affaires dans des conteneurs ! »

Mais l’histoire se termine bien.

« Ils ont fermé la ville pendant une couple de semaines, mais on a été chanceux, on est entrés juste avant. »

Ça va bien quand ça va mal

Un cycle typique de vente s’étend sur un à deux ans. La transaction inclut la livraison dans des conteneurs aménagés, qui demeurent la propriété du client pour le rangement du matériel, ainsi qu’une formation d’une semaine, donnée sur place par les spécialistes de SBB.

Pour la livraison d’une commande en Afghanistan, au printemps dernier, les formateurs volontaires ne se sont pas pressés au portillon. SBB a finalement formé des partenaires indiens, qui sont allés eux-mêmes instruire les techniciens afghans. « Ça aussi, c’est des sous », relève Patrick Bellavance.

L’entreprise doit expédier une centaine de conteneurs d’ici la fin de l’année, dont 60 en Inde et une trentaine en Éthiopie. Depuis cinq ans, ils ont posé leurs tours en Afrique : Cameroun, Kenya, Ouganda…

Bref, les clients se trouvent partout où ça risque d’aller mal.

« Ce qui nous aide, c’est que ça va mal partout, commente Patrick Gharzani. Le réchauffement climatique a un impact énorme. »

Pluies diluviennes, glissements de terrain, ouragans… L’année dernière, les Philippines leur ont commandé des tours résistant à des vents de 270 km/h.

« Les pays où ça va mal, ou ceux qui sont prévoyants, comme en Scandinavie », précise Patrick Bellavance.

SBB n’a pas encore vendu de tours d’urgence au Québec.

Ça ne va pas encore assez mal, sans doute.

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