Chronique

Ô Kanata, terre de nos acrimonies

Je suis partie en vacances et le débat faisait rage. Je reviens et le débat, quoique moins intense, flambe encore. Vous me direz que tout a été dit, redit et écrit sur SLĀV, mais surtout sur Kanata, la dernière production tombée au combat et sacrifiée sur l’autel de l’appropriation culturelle.

Bien franchement, je ne pense pas qu’on ait vraiment fait le tour de la question. Dans les mois à venir, d’éminents penseurs, professeurs, sociologues et philosophes se pencheront sans doute sur la question et sauront, du moins je l’espère, l’approfondir et dépasser les grands titres et les analyses à l’emporte-pièce accouchées dans le feu de l’action et sans toujours les nuances et la complexité qui s’imposent.

En attendant, permettez que je revienne sur un point peu évoqué dans la tourmente, mais au sujet duquel certains artistes (notamment la metteure en scène Brigitte Haentjens) commencent à se poser des questions : le rôle, dans cette affaire, du Conseil des arts du Canada (CAC) et de son président Simon Brault.

« Tant mieux si l’art crée des controverses. Être un artiste, c’est assumer ses choix et sa proposition », a déclaré à juste titre le président du CAC au micro d’ICI Première. Il avait entièrement raison. L’art est cet espace sacré où l’artiste a la liberté d’exprimer sa vision du monde, quitte à ce que cette vision polarise, divise et crée des polémiques. 

Quant aux artistes, leur mission, comme l’écrit si justement Brigitte Haentjens dans une lettre ouverte, c’est de mettre en scène et en lumière les contradictions, les travers et les vices de nos sociétés.

Je le répète : Simon Brault avait vu juste.

L’ennui, c’est que dans le cas de Kanata, à qui le CAC a refusé une aide financière d’un demi-million dans le cadre du programme Nouveau Chapitre, Brault a contredit son propre crédo.

La veille, le président expliquait à La Presse que le projet de Lepage avait été refusé parce qu’il s’était échafaudé sans collaborateurs autochtones. En leur absence, Kanata devenait donc de facto un projet d’appropriation culturelle.

Brault a par la même occasion fait porter le blâme sur le jury, puisque c’est le jury (anonyme) et non le président qui a rendu la décision finale, même si chacun sait qu’un jury n’ira jamais contre les consignes du patron qui l’a recruté.

Bref, Simon Brault est vraiment champion dans l’art de jouer sur tous les tableaux.

D’un côté, il veut de l’art qui dérange. De l’autre, il refuse une aide financière à un projet précisément parce qu’il dérange certains groupes de pression.

Or, le Conseil des arts du Canada n’a-t-il pas été créé pour respecter la démarche et la proposition des artistes avant toute chose ? N’est-il pas censé défendre les artistes contre ceux qui veulent les museler ? Si oui, pourquoi, avec Kanata, ce n’était subitement plus une priorité ?

Pourquoi, au lieu de prendre le parti d’un artiste, le CAC a-t-il préféré défendre la cause (politique) des Premières Nations ?

On a beaucoup parlé d’appropriation culturelle, de colonialisme et du fait que, désormais, seules les Premières Nations auraient le droit de raconter leur histoire.

Sur le coup, j’ai cru que, dans l’esprit du CAC, l’argent accordé à Kanata était de l’argent qui n’irait pas aux projets des Premières Nations. En effet, ceux-ci se plaignent depuis le début de l’affaire de ne pas pouvoir raconter leur propre histoire de leur propre point de vue.

Or, je me suis dit que si elles ne peuvent pas raconter leurs histoires, c’est parce qu’on ne leur en donne pas les moyens, non ?

Or, il n’en est rien. Les artistes autochtones ne manquent pas de moyens ni de fonds pour raconter leurs histoires.

À titre d’exemple, le programme Nouveau Chapitre a distribué 35 millions de dollars à 201 projets (mais pas à Kanata), dont 26 émanaient d’artistes, de groupes ou de troupes autochtones.

Au total, leurs projets ont reçu environ 5 millions en fonds publics. À ce programme ponctuel créé dans le cadre du 150e anniversaire du Canada s’ajoutent d’autres programmes, notamment au CAC, mais aussi au Fonds des médias, qui vient d’annoncer un octroi supplémentaire de 7 millions pour des émissions et films réalisés par des autochtones.

N’oublions pas non plus la formidable aventure du Wapikoni, ce studio mobile qui, depuis 2004, se rend dans les réserves pour inviter les jeunes des Premières Nations à réaliser des clips et des courts métrages grâce à l’aide financière de l’Office national du film et de différents ordres de gouvernement.

Bref, les Premières Nations ont encore la vie dure sur le plan politique ou social. Surtout dans ces contrées où elles vivent isolées, parfois sans eau potable ni électricité. Mais dans le milieu artistique, elles ne manquent pas d’aide ni de soutien.

Et personne ne les empêche de raconter leur vision du monde selon leur point de vue.

Ce qui me ramène à Kanata et à une question qui ne cesse de m’échapper : en quoi une production théâtrale qui porte sur le rapport douloureux et acrimonieux des Premières Nations et du Canada couvrant 200 ans d’histoire et qui évoque autant les pensionnats de la honte que les disparitions et meurtres odieux des femmes autochtones dans la région de Vancouver, en quoi cette production est-elle nuisible ?

Et pourquoi seuls des membres des Premières Nations, et personne d’autre, auraient le droit de raconter cette épopée ? Vivons-nous dans un pays totalitaire où l’artiste doit demander la permission avant de choisir le sujet de sa prochaine création ?

Cela dit, je ne veux surtout pas faire porter l’odieux de cette affaire aux Premières Nations. Ces dernières ont protesté, critiqué et laissé libre cours à leurs acrimonies contre Kanata, mais en aucun cas ont-elles pratiqué une forme ou une autre de censure.

La raison en est bien simple : elles n’avaient pas les moyens ni le pouvoir de le faire. C’est une autre paire de manches du côté du Conseil des arts du Canada qui a accepté de verser 35 millions à 201 demandeurs, dont le Trident, l’OSM, le Théâtre Expérimental, le MBAM, le Quat’Sous, mais pas à Robert Lepage et à Kanata. Qui a dit que la pire censure était financière ?

Le Conseil des arts du Canada n’en demeure pas moins une institution culturelle extraordinaire pourvue d’un budget plus qu’enviable qui a fait des miracles pour notre culture. Mais jusqu’à preuve du contraire, sa mission n’est pas de représenter des groupes de pression, ni d’encourager la crispation identitaire ou le repli communautaire des différentes minorités. Sa mission, c’est de défendre la créativité artistique et la liberté de création. Et à ce chapitre, avec Kanata, le CAC a failli lamentablement à sa mission.

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