Opinion Alain Dubuc

PROJET D’OLÉODUC TRANS MOUNTAIN
Pourquoi sommes-nous « oléoducophobes » ?

Il y a quelque chose d’assez étrange dans le débat sur l’oléoduc Trans Mountain en Colombie-Britannique, ou celui qui a entouré le projet avorté d’Énergie Est au Québec.

Dans toute la chaîne pétrolière, de la production à la consommation finale, la composante la plus bénigne en termes environnementaux, c’est, et de loin, le transport.

La production de pétrole, encore plus celle du pétrole issu des sables bitumineux, pollue et engendre des émissions de gaz à effet de serre. 

L’utilisation des hydrocarbures constitue, on le sait, la principale source d’émission de GES. Les oléoducs n’ont à peu près aucun effet.

Et pourtant, les débats les plus déchirants portent sur les oléoducs. Comment expliquer cela ? Je ne souligne pas cet apparent paradoxe pour minimiser les problèmes. Il y en a. Par exemple, dans le cas de Trans Mountain, les risques que pose l’augmentation du transport maritime sur la côte pacifique. Mais il y a une disproportion entre l’intensité du débat et la nature relativement bénigne des enjeux posés par la construction d’oléoducs. Cela a des conséquences : on ne pose pas toujours les bonnes questions, et ça n’aide pas à trouver les bonnes solutions.

À un premier niveau, si l’« oléoducophobie » s’est imposée, si l’opposition aux oléoducs a tant de vigueur, c’est parce que ceux-ci sont devenus le symbole de l’expansion de l’industrie pétrolière, avec une image qui frappe l’imagination, la pieuvre d’acier étendant ses tentacules sur le territoire.

Cette image forte a été renforcée par l’instrumentalisation qu’en ont faite les mouvements environnementaux, qui souhaitent en venir le plus rapidement possible à une société sans pétrole. Leur démarche, parfaitement cohérente, consiste à combattre le développement des activités pétrolières et gazières sous toutes leurs formes, y compris les oléoducs.

Mais il y a aussi un calcul politique. Il est plus facile de bloquer un oléoduc qu’un projet de sables bitumineux. On marquera plus de points en dénonçant un oléoduc qu’en prônant une augmentation substantielle du prix de l’essence, même si cela est plus efficace en termes de réduction des GES.

De par leur nature même, les oléoducs ont des caractéristiques qui en font d’excellents thèmes de mobilisation.

Le premier, c’est la proximité. Un oléoduc, comme une ligne de transport d’électricité, est un long tracé qui, sur des centaines ou des milliers de kilomètres, traverse des campagnes, des villages, des zones urbaines. Bien des gens se sentiront touchés parce que ça passe près de chez eux. Il est possible d’en arriver à une acceptabilité sociale – on l’a vu avec l’oléoduc Saint-Laurent, entre Lévis et Boucherville, qui a été mis en service en 2012 sans provoquer de crise. Mais il est statistiquement impossible d’en arriver à un consensus complet, car sur de longs tracés, il y aura invariablement des poches d’opposition, toujours quelqu’un, quelque part, qui voudra bloquer le projet.

Ce terreau fertile à la contestation peut ensuite être nourri par un ingrédient mobilisateur, la peur, alimentée par une relative ignorance scientifique et par l’amplification médiatique. Les oléoducs sont le moyen le plus sûr pour transporter les hydrocarbures. Quelque 840 000 kilomètres d’oléoducs sillonnent le Canada, avec très peu d’incidents. Il y a déjà plusieurs gazoducs et oléoducs au Québec, sans problèmes. Mais ça ne prend pas grand-chose pour que ça dérape, par exemple une manchette disant que le tracé d’Énergie Est traverserait 830 cours d’eau – sans dire que la plupart sont petits, qu’on a les technologies pour le faire, qu’on réussit déjà à traverser le Saint-Laurent.

Le troisième élément, c’est le syndrome des bébés phoques, ce trait de caractère bien humain qui fait qu’il est plus facile de dénoncer les travers des autres que ses propres manquements. La bataille contre les oléoducs vise le pétrole albertain, surtout dans sa variante bitumineuse. C’est facile, ça ne coûte rien, ça nous donne collectivement bonne conscience environnementale. On l’a vu à la façon avec laquelle le maire Denis Coderre s’était fait le champion de la lutte contre l’oléoduc Énergie Est. 

Mais c’est hypocrite tant qu’on ne remet pas en cause nos propres comportements, qu’on dénonce ce pétrole tout en continuant à en consommer, notamment par l’augmentation du parc automobile et la propension à choisir des véhicules volumineux.

Au mieux, on peut restreindre les arrivages albertains, ce qui ne nous empêchera pas de continuer à consommer du pétrole américain, peut-être de schiste, du pétrole canadien arrivant par train, ou du pétrole algérien qui nous vient par bateau.

Le quatrième élément, c’est que les désavantages de ce genre de projets sont immédiats et visibles tandis que les désavantages sont intangibles et lointains. Si l’Alberta tient à ses oléoducs, c’est parce que sa production est enclavée, sans accès à la mer et donc sans accès aux marchés mondiaux, ce qui fait que le prix pour ce pétrole est inférieur aux prix mondiaux. Ces projets, en permettant un meilleur accès aux marchés et des prix plus élevés, ont un effet sur la balance des paiements et sur la croissance économique dont l’ensemble du Canada profitera indirectement. Mais dans une logique microéconomique, de court terme, ça ne rapporte rien.

En fait, quand on dénonce les oléoducs, on tire sur le messager, ce qui masque en fait d’autres enjeux.

Le premier, c’est une grande question, presque philosophique. Peut-on continuer à produire du pétrole, et même augmenter la production, quand nous entrons dans une période où nous devons en consommer de moins en moins ? Personnellement, je crois que tant qu’il y aura une utilisation du pétrole, ici et ailleurs, il n’est pas déraisonnable de vouloir en profiter en sachant que c’est un monde qui tire à sa fin.

L’autre question est moins générale, mais elle est difficile. Est-il possible de maintenir la production pétrolière, avec ses émissions de GES, tout en réussissant à atteindre les cibles ambitieuses de réduction de GES que nous nous sommes fixées ?

C’est un parcours peut-être possible, mais extrêmement exigeant, qui nécessite une politique environnementale et énergétique crédible et précise. Jusqu’ici, le premier ministre Justin Trudeau s’est montré ferme pour soutenir le développement de l’oléoduc en Colombie-Britannique. Cette fermeté, on aimerait la voir dans la mise en œuvre d’une politique qui permettra au Canada d’atteindre ses cibles et de jouer son rôle dans la lutte contre les changements climatiques.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.