Chronique « Tout ne va pas si mal »

Et moi, je pense  à toi

« Une lettre pour votre mère qui a été mon professeur. »

C’était l’en-tête d’un courriel que j’ai reçu, l’hiver dernier.

« Si Amal est votre mère, pouvez-vous lui acheminer cette lettre ? »

Je reçois de temps en temps des messages d’anciens élèves de ma mère, qui a été professeure de mathématiques pendant 30 ans. Mais jamais je n’en avais lu d’aussi émouvant.

L’auteure de la lettre, Jo-Anne Fraser, fréquentait l’école Curé-Antoine-Labelle, à Laval, à la fin des années 70. En quatrième secondaire, le chemin de cette petite fille de Fabreville a croisé celui d’une jeune enseignante originaire d’Alep, qui avait déposé sa valise au pays dix ans auparavant.

De son propre aveu, Jo-Anne n’était ni très bonne en maths ni très intéressée par cette matière. Mais cette année-là, il s’est passé quelque chose de beau et de mystérieux. Tout d’un coup, elle aimait beaucoup le cours de maths. Et elle réussissait très bien.

Aînée d’une famille composée d’une mère sourde et analphabète et d’un père alcoolique, Jo-Anne n’a pas grandi dans la ouate. Sa vie familiale n’était pas facile. À l’école, elle n’en laissait rien paraître. Elle voulait se fondre dans la masse. Être « normale ». Mais il y avait des jours où elle avait l’impression de porter le sort du monde sur ses épaules.

Son refuge, c’était la musique. Dans sa chambre du sous-sol de la demeure familiale, elle avait son piano. C’était sa caverne. L’été, elle s’évadait chez sa grand-mère, au bord de la mer, en Gaspésie. C’est elle qui lui a donné le goût de la musique.

Lorsqu’elle réfléchit aux figures marquantes de son adolescence, Jo-Anne pense à sa grand-mère gaspésienne et à son amour de la musique. Et puis, il y a eu cette prof de maths à l’accent arabe roucoulant qui écrivait son nom exotique au tableau au premier cours et donnait en souriant un truc à ses élèves pour s’en souvenir. « Amal, comme dans “a mal à la tête”. » Et même si c’était un cours de maths, elle commençait souvent son cours en parlant d’un livre.

« Ma rencontre avec toi a été vraiment importante. Tu étais un modèle de femme que je désirais devenir. »

— Jo-Anne Fraser dans sa lettre à Amal

Aujourd’hui, Jo-Anne est à son tour enseignante et coordonnatrice de programme au département de musique du cégep de Saint-Laurent. Elle donne aussi un cours en didactique de la musique à l’UQAM. Et lorsqu’elle parle aux futurs professeurs de musique de l’art d’enseigner, elle a toujours une pensée pour sa prof de maths de quatrième secondaire.

« J’amène mes étudiants à réfléchir aux qualités et aux aptitudes d’un bon enseignant en pensant à leurs anciens professeurs. Et moi, je pense à toi… »

Jo-Anne adore son métier d’enseignante, qu’elle exerce depuis plus de 30 ans. Elle l’adore pour la même raison que ma mère, aujourd’hui à la retraite, l’adorait aussi. Parce qu’elle croit en la jeunesse. « Ça, c’est à toi que je le dois : tu avais une écoute extraordinaire et tu nous aimais, nous les jeunes ! On le sentait et on avait envie de se dépasser pour toi ! »

***

Après cette lettre, elles se sont revues dans un café. Plus de 40 ans avaient passé. Mais elles ont repris la conversation là où elles l’avaient laissée.

Ma mère avait des souvenirs très précis. Ce garçon dont Jo-Anne était tombée amoureuse. Ce récital auquel elle avait invité sa prof de maths. « C’est vrai que je ne me souviens pas de tous mes élèves, mais je me souviens très bien de toi, de ton sourire, de tes fossettes, de ton amour de la musique et de ta bonne humeur. »

Elles ont parlé de cette fois où, l’été, Jo-Anne et une bande d’élèves étaient venus donner un coup de main pour repeindre la maison où l’on venait d’emménager. J’avais 4 ans. Mes souvenirs sont flous. Mais Jo-Anne s’en souvient avec émotion. « On avait tant aimé notre année avec ta mère qu’on ne voulait plus la quitter. On l’a donc suivie pour le début des vacances en allant peindre votre maison. Je me souviens que nous avions même fait ta chambre de petite fille ! »

Avant de se mettre au travail, ma mère s’était amusée à écrire en arabe le nom de ses élèves sur un mur à peindre. Ils avaient travaillé en écoutant de la chanson française. Brel, Piaf, Ferré, que Jo-Anne découvrait pour la première fois. « Pour moi, c’était l’ouverture sur la culture, sur l’Europe, sur le monde. Je ne voulais pas que la semaine finisse ! Tu étais mon prof de maths, mais tu m’as ouverte à la culture en général. Ces moments passés chez vous en ta compagnie ont été vraiment déterminants. » Après son cégep, Jo-Anne est partie faire ses études en Suisse pendant trois ans. « Ça aussi, je te le dois d’une certaine façon. »

***

Au cégep de Saint-Laurent, Jo-Anne a mis en place un programme d’opéra au collégial unique en son genre. Depuis 22 ans, on y a formé de jeunes chanteurs qui ont des carrières internationales. « Je suis bien fière de ce programme ! »

Elles ont convenu de travailler ensemble à un projet pour mettre de la musique dans la vie de réfugiés syriens. « C’est une cause qui me tient à cœur. Moi, la musique m’a sauvé la vie », a dit Jo-Anne, émue.

Elle a déjà participé à l’élaboration de différentes activités musicales avec les classes de francisation. Il y a deux ans, on y a mis sur pied un chœur institutionnel, dont font partie quelques réfugiés syriens. Elle aimerait maintenant lancer une campagne de récolte d’instruments de musique afin d’offrir des cours aux enfants de ces familles. « Je crois que l’apprentissage de la musique pourrait aider grandement les enfants qui ont vécu les affres de la guerre à exprimer et canaliser leurs émotions. Et entendre un enfant jouer d’un instrument et s’y exercer dans la maison pourrait aussi faire un grand bien aux parents. »

Elles ont parlé encore et encore de leur passion commune pour l’enseignement. « Le plus important pour un enseignant, c’est d’abord d’aimer les élèves et d’aimer sa matière. Les jeunes le ressentent. »

Elles se sont quittées, rieuses et complices, promettant de se revoir. Une prof fière et admirative devant son élève qui a si bien réussi. Une élève qui lui dit merci en la serrant dans ses bras. Je ne saurais dire qui des deux était la plus reconnaissante.

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