Billet

Pour une télé-radicalité féministe

L’Alabama a voté, il y a deux semaines, une loi qui interdit la quasi-totalité des interruptions de grossesse, même en cas d’inceste ou de viol. Une loi qui prévoit une peine de 10 à 99 ans de prison pour les médecins pratiquant un avortement. Il y a la Louisiane, le Missouri, le Kentucky, l’Ohio et la Géorgie qui ont adopté, ou sont en voie d’adopter, des législations qui interdisent l’avortement dès qu’on entend un battement de cœur fœtal… souvent dès la sixième semaine de grossesse.

On se demande que faire devant une telle régression de nos droits. Comment réagir ? Comment résister ? L’actrice Alyssa Milano a appelé à une grève du sexe, des témoignages d’avortement ont été publiés dans des magazines et des journaux ainsi que sur les réseaux sociaux, les lettres d’opinion se sont multipliées, des manifestations de toutes sortes ont été organisées. Mais que peut-on vraiment faire devant une telle atteinte à la liberté ? Que peut encore faire le féminisme ?

En même temps, à la télé, la troisième saison de The Good Fight vient de se terminer et celle de The Handmaid’s Tale  commence demain ; la chaîne câblée Bravo relaiera les deux premiers épisodes à 21h et le Club illico les offrira à la pièce à partir du 11 juin. Deux séries qui travaillent la question de la radicalité : celle de la droite chrétienne qui sert de toile de fond aux servantes écarlates qui en retour font elles-mêmes des gestes radicaux ; celle des avocats de The Good Fight, représentants d’une gauche démocrate prête à faire acte de violence en opposition au gouvernement Trump. Mais ce n’est pas juste la radicalité du contenu qui intéresse ; c’est comment leur facture esthétique nous incite à nous… radicaliser.

Si les critiques ont reproché à la deuxième saison de The Handmaid’s Tale d’être trop violente, de verser dans l’horreur, je reste fidèle au parti pris de la série et des femmes qu’elle défend : aller au bout de cette proposition qui concerne la représentation du mal dont peut être capable un régime de terreur misogyne. Non seulement comment la série marie la dystopie de Margaret Atwood, les régimes dictatoriaux, esclavagistes et génocidaires du passé et l’Amérique d’aujourd’hui, mais aussi comment elle le fait en usant de ce que la militante et intellectuelle Susan Sontag appelait « l’esthétique fasciste ». Plans aériens qui ne nous permettent jamais d’oublier les « Eyes » qui surveillent, couleurs trop riches sous un soleil trop perçant, corps ordonnés, uniformisés, sérialisés. Gilead est un enfer où la beauté, l’harmonie des images, est un piège. Prison dorée où ont lieu les pires atrocités quand on est une femme.

Tout est logique dans ce système, rien n’est laissé au hasard, rien n’est gratuit, et pourtant, la question se pose : pourquoi accepter de visionner une telle mise en scène de la violence faite aux femmes ? Les mutilations, les actes de torture, le viol à répétition, la cruauté, l’humiliation. Ce n’est pas par plaisir. Pourquoi sinon, justement, par déplaisir ? De manière à laisser monter la colère, la haine de ce qui se passe à l’écran et dans la vie, en faisant les liens entre Gilead et ici. En acceptant (et ce n’est pas rien) de s’identifier à des personnages de femmes, dominées de toutes les façons, des femmes que la caméra accompagne de manière à nous mettre à leur place. Une place qui ne semble pas si loin de celle dans laquelle on s’efforce de nous remettre aujourd’hui.

Visionner La servante écarlate est un geste politique, le geste d’un public qui accepte d’affronter la réalité.

Si le monde dans lequel on vit n’est pas aussi radicalement fasciste que le monde dépeint dans la série, il reste qu’on est forcées de se dire que ça peut nous arriver. Forcées encore d’y penser, de se demander quand ça peut arriver. Et si ça arrive, si c’est déjà en train de se produire… est-ce qu’on sera capables d’agir ?

C’est la même question que pose tout aussi frontalement, mais avec plus d’humour et de fantaisie, la série The Good Fight. Ici, épisode après épisode, on attaque Trump ouvertement. The Good Fight suit un cabinet d’avocats dont la majorité des membres sont noirs. Le parti pris féministe et anti-raciste est clair, tout comme l’opposition au gouvernement Trump. « Je vous hais », sussure Diane, la protagoniste principale, s’imaginant en train de parler directement au président. Au fil des saisons, témoignant de cette actualité quasi incroyable dans laquelle on vit et dont la série ne cesse de nous rappeler que oui, c’est bien en train de se passer, les personnages de femmes s’interrogent : est-ce possible de faire front contre des politiques, des lois, tout un système qui avance à la manière d’un rouleau compresseur ?

Diane et Liz, les deux avocates à la tête du cabinet (et deux actrices de plus de 45 ans !), font partie d’un groupe secret de femmes qui tentent de mettre des bâtons dans les roues du gouvernement. Des femmes qui refusent de céder. Des femmes qui sont prêtes à agir, qui réagissent. Cette radicalité-là, bien que fictive, bien que produite par la télé, nous concerne intimement. La série nous appelle, nous interpelle. Ces femmes qui résistent nous regardent droit dans les yeux. Elles demandent de quoi nous sommes capables. Si nous sommes prêtes à nous battre pour la juste cause. Si nous sommes prêtes à défendre nos droits. Portées tout autant par l’intelligence de ces séries que par celle des femmes mises à l’écran, leur rage, leurs larmes, il me semble que la seule réponse possible, celle que nous devons absolument donner, c’est : oui.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.