EXTRAIT

Le parfum de la tubéreuse, d’Élise Turcotte

« Lydie pleure.

J’ai envie de lui faire goûter ses propres larmes. Elle me rappelle mon ancienne vie. Je m’escrimais à faire miroiter le moindre mot. Je décrivais des choses immondes enrobées de vie. Personne ne voyait la cible. On ne croyait qu’au reflet. Tu n’es pas une vengeresse, me disait-on. Pourtant, j’envoyais des crochets. Mais c’était à coups de mots qui serpentaient tels de beaux animaux à sang doux.

Maintenant c’est pire que tout ce que j’avais pu imaginer. Les mots ne signifieront bientôt vraiment plus rien. Il aurait fallu les entreposer avec leurs souvenirs dans des bocaux remplis de formol, y enfermer aussi l’essence d’un être afin de le libérer à un moment comme celui-ci. Une patte de lapin aurait pu servir à faire revivre mille choses. Un squelette de bois dans un cercueil miniature, une chicane idiote en voiture, la perspective des champs de maïs, des promesses faites par des peupliers. »

ROMAN QUÉBÉCOIS

Élise Turcotte, l’alchimiste

Le parfum de la tubéreuse

Élise Turcotte

Alto, 115 pages

Avec son roman Le parfum de la tubéreuse, Élise Turcotte joue plus que jamais à l’alchimiste. Elle crée la vie à partir de la mort dans un univers luxuriant qui n’a rien de réaliste.

Irène, la narratrice du roman Le parfum de la tubéreuse, est un fantôme plus vivant que mort qui souhaite révolutionner la littérature, l’enseignement, la politique. Elle se sent prisonnière d’un bunker-purgatoire où elle enseigne et tente de prendre sa revanche sur la vie.

« Dans ma tête, dit Élise Turcotte, elle est morte, mais ça se situe entre la vie et la mort. J’aurais pu écrire un livre fantastique avec un style réaliste. Mais je voulais éviter ça. Je ne peux pas créer un système, je veux être le caillou qui fait dérailler le système. »

« Me voici enfin vengée par mes élèves, les enfants de la fleur humaine et sauvage », dira magnifiquement le personnage principal. Le parfum de la tubéreuse respire la résistance.

« Plus j’avance en littérature, plus je me dirige vers l’essence de mon travail. Je me sens de plus en plus libre dans ce que j’écris. Je n’ai rien contre la culture du divertissement, mais cela ne peut pas contaminer toute l’autre culture qui existe aussi. Il faut arrêter de penser que les livres n’existent que pour plaire aux gens. »

La romancière superpose couche par-dessus couche dans ce court roman aux diverses ramifications. Le récit aborde, entre autres, sans le nommer, le printemps érable.

« Ça grouille de vie et de mort. C’est ludique et politique aussi. »

— Élise Turcotte

« Je me suis beaucoup intéressée au roman gothique et j’y ai emprunté des figures, comme un lieu où l’on retrouve des dissidents, un chat noir, des références à Poe, Shelley et la question du double. »

Le mot « trois » revient souvent aussi. On parle de trois parfums, des trois temps d’un parfum, les trois lettres de Théa, l’amie d’Irène et sorte de fleur carnivore, les trois étapes de lecture ou d’écriture d’un roman.

Dans ce livre qui fait appel à tous les sens, les plantes et leur parfum ont un pouvoir, celui de la transmission et du renouveau. Donc de la vie, malgré tout.

« Extraire le parfum d’une fleur est un travail d’alchimiste. Le parfum induit une forme de récit. Avec une goutte de parfum, on peut sentir différentes couches d’odeurs. Le parfum, c’est le rapport à la mémoire aussi. »

Élise Turcotte sarcle le même jardin, mais elle plante ses fleurs d’une façon différente, dégageant des effluves de sérénité.

« Finalement, c’est vrai que la poésie est la plus forte. C’est pour ça que c’est peut-être serein. La sérénité vient aussi de la jubilation à écrire des livres complètement libres. Je désobéis à toutes les lois de la narration. »

CAN XUE

À l’origine de ce projet et de ce style, une auteure chinoise malheureusement peu traduite en français, Can Xue, avait séduit Élise Turcotte.

« Elle a grandi au centre du réalisme socialiste et elle est allée à l’encontre de ça. C’est d’une liberté totale et d’une poésie complète. Ça m’a fascinée et, de là, l’idée de l’histoire d’un prof qui décide de n’enseigner que cette auteure. »

« Elle dit qu’elle est la première vraie solitaire de son pays, poursuit Élise Turcotte. Elle écrit pour se venger. Ses nouvelles sont fabuleuses [Dialogues en paradis]. Elles décrivent la Chine de son époque où les murs suintent et la vermine est partout. Elle aime Kafka parce qu’il représente aussi le contraire du réalisme socialiste. »

Kafka vient également à l’esprit dans Le parfum de la tubéreuse. L’intrigue se passe dans un lieu renfermé et même si la narratrice semble en sortir à l’occasion, l’écriture nous fait croire qu’il s’agit d’un état profond.

LA MAGIE DES FLEURS

Dans ce livre, néanmoins, Élise Turcotte « cède à la magie » de la vie qui dégénère, mais ressuscite. Comme sa narratrice qui réussit à envoûter ses élèves avec la littérature. Comme la très belle couverture du roman aussi qui fusionne la planche anatomique d’une main avec des fleurs volantes.

« L’artiste argentin Juan Gatti, qui a réalisé l’illustration qu’on retrouve sur la couverture [intitulée Sciences naturelles], fait des choses merveilleuses. Il y a de l’ornementation dans ce qu’il fait et j’ai écrit des phrases un peu plus ornementées que d’habitude. »

Après son Autobiographie de l’esprit (2013), sorte de bilan à mi-carrière, l’écrivaine a changé de maison d’édition. Elle avoue avoir eu besoin de « renouvellement », même si elle dit rêver « qu’on continue de se soulever » contre cette société « qui ne va pas bien du tout ». 

Son prochain recueil de poésie paraîtra cet hiver au Noroît et sera « un livre très dur sur l’état du monde ».

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.