CHronique

Le décalage Le Pen

C’est une question de perspective. Plusieurs ont relevé, sans doute avec raison, que Marine Le Pen avait marqué des points lors de son séjour éclair au Québec la semaine dernière, en se faisant passer pour une victime de la « gauche bien-pensante » (marque déposée) et autres apôtres du politiquement correct (amen).

La chef du Front national est une habile politicienne, qui sait mieux que quiconque se poser en martyre de la liberté d’expression. Aussi, elle semble avoir réussi à banaliser auprès d’un auditoire réceptif son discours xénophobe, en faisant passer son parti d’extrême droite pour quasi modéré. C’est du reste la clé de son succès en France.

Et certains Québécois, notamment dans les médias, de conclure que, finalement, l’extrême droite, ce n’est peut-être pas si pire que ça. Et que les réfugiés restent sous les bombes en Syrie, et qu’ils retournent dans leur pays, ces immigrants sans travail, et qu’on ferme les frontières puisqu’on est si bien entre nous. « Raciste ?! Moi ? »

La majorité, bien entendu, n’est pas dupe des méthodes, tactiques, stratégies et autres demi-vérités de Marine Le Pen.

Aucun politicien québécois n’a voulu la rencontrer, les médias l’ont accueillie avec scepticisme et elle a été reçue bruyamment par des manifestants antiracistes.

Bref, on ne lui a pas déroulé le tapis rouge. Mme Le Pen a même parlé de « discourtoisie ». Ce qui en a poussé quelques-uns à déclarer qu’on ne savait pas recevoir la visite, qu’on était peu accommodant avec les étrangers – subtile ironie – et que notre réputation d’hospitalité allait en prendre pour son rhume chez les cousins.

À preuve, cette entrevue d’Anne-Marie Dussault avec la chef du Front national à l’émission 24/60 de RDI, il y a une semaine. Ce ton peu amène, ce malaise palpable et cette exaspération manifeste de l’animatrice devant le refus de l’interviewée de répondre à ses questions (notamment sur l’exclusion de Jean-Marie Le Pen du parti qu’il a fondé).

On le sait : au Québec, on n’aime pas les malaises – sauf lorsqu’ils sont scénarisés par Martin Matte. Certains ont estimé que ce n’était pas une façon d’accueillir une invitée, que Mme Dussault manquait d’écoute et de politesse et que ses questions étaient tendancieuses. D’autres, en revanche, ont reproché à Anne-Marie Dussault de manquer d’aplomb avec une invitée fougueuse, qui se défendait d’avoir insulté qui que ce soit tout en insultant l’intervieweuse.

« Madame, madame, madame, madame, madame, j’ai du mal à croire que vous ne sachiez pas ce que c’est la démocratie… », a déclaré Marine Le Pen avec une condescendance paternaliste et une mauvaise foi olympique. (« La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité », disait Albert Camus.)

C’est une question de perspective, disais-je. Anne-Marie Dussault a manifestement été désarçonnée par la manière Le Pen, qui consiste à tenter de discréditer son interlocuteur en se faisant passer pour incomprise. Au Québec, c’est une stratégie gagnante. Marine Le Pen, manipulatrice de haut niveau, l’a bien compris. N’ai-je pas le droit de dire que je suis contre l’immigration ? s’est-elle plainte, en rappelant qu’elle était contre l’immigration. N’ai-je pas le droit d’être entendue ? a-t-elle ajouté, profitant d’une nouvelle tribune médiatique.

Aurait-il fallu qu’Anne-Marie Dussault lui donne la parole sans broncher ? Sans lui faire remarquer qu’elle vient nous faire la leçon sur notre prétendu manque de maturité démocratique, du haut de sa « sagesse populaire » ? Qu’il y a certainement un paradoxe à se déclarer contre l’immigration tout en rejetant des accusations de racisme ? Qu’il y a des dangers à transposer bêtement les problèmes d’immigration français à la réalité québécoise ?

Anne-Marie Dussault n’a pas répondu avec la déférence d’un Calinours. Devant l’agressivité passive, la posture de victime et le populisme réglé au quart de tour de Marine Le Pen, elle a mieux réagi que la moyenne des ours. Elle a répondu à l’arrogance par l’arrogance et elle a tenu son bout, du mieux qu’elle a pu. Ce n’était certainement pas sa meilleure entrevue, mais il me semble exagéré de dire que Marine Le Pen n’en a fait qu’une bouchée.

C’est une question de perspective, je le répète. Marine Le Pen n’est pas venue au Québec pour tâter le pouls de l’extrême droite locale ni se faire copain-copain avec des commentateurs soudainement sympathiques à sa cause. Elle est venue, à un an de l’élection, se montrer « présidentiable » à l’étranger. En croyant à tort qu’elle trouverait des appuis au Québec, notamment chez les défenseurs de la Charte des valeurs du PQ.

UN ÉCHEC, SELON LA PRESSE FRANÇAISE

Ce fut, de l’avis général de la presse française, un échec retentissant. « Au Canada, Marine Le Pen essuie déconvenue sur déconvenue », titrait le quotidien Le Monde. « La visite de Marine Le Pen au Canada vire au fiasco », écrivait de son côté Le Figaro. Un sondage publié vendredi dans Paris Match indiquait que sept Français sur dix estiment que Marine Le Pen ne représenterait pas bien la France à l’étranger si elle devenait présidente en 2017. Tu m’étonnes…

Ce qui, selon les médias français, illustre le mieux l’échec de son périple québécois ? Très précisément l’entrevue de Mme Le Pen chez Anne-Marie Dussault… « Marine Le Pen atomisée à la télé canadienne », a conclu L’Obs ce week-end, en ajoutant qu’Anne-Marie Dussault « n’a fait aucun cadeau à la présidente du Front national » qui « semblait prise au dépourvu devant le panache de son interlocutrice ».

Les Inrocks titrait de son côté « Quand une journaliste pousse à bout Marine Le Pen », en précisant que « la présidente du Front national a eu bien du mal à exprimer ses idées lors d’une interview sur la grosse chaîne publique Radio Canada ». Même son de cloche du magazine Le Point, qui a trouvé « la journaliste Anne-Marie Dussault particulièrement incisive à l’encontre de Marine Le Pen ». En France, c’est un compliment.

« Marine Le Pen se fait sévèrement reprendre par une journaliste québécoise », titrait aussi Le Figaro. Le quotidien de droite a qualifié Mme Le Pen de « complètement désemparée » face à Anne-Marie Dussault, « qui pointait du doigt les incohérences dans son discours ».

« La présidente du Front national s’est retrouvée en grande difficulté sur le plateau de la chaîne de télévision publique québécoise, face à une journaliste tenace. »

— Extrait de l’article du Figaro

Enfin, selon le quotidien Métro à Paris, « cette interview a montré une Marine Le Pen visiblement déstabilisée face à la journaliste canadienne. La vidéo n’a d’ailleurs pas été reprise sur le site du Front national, qui compile pourtant toutes les apparitions médiatiques de sa chef de file ».

Souvent, le décalage entre la France et le Québec ne concerne pas que l’heure.

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