Le business du volontourisme

L’humanitaire imaginaire

PHNOM PENH, Cambodge — À l’instant où le tuk-tuk bringuebalant me dépose aux portes de l’orphelinat Home of Hope, après s’être frayé un chemin à travers les rues agitées de Phnom Penh, sept volontaires espagnoles sont, elles, en train de faire leurs adieux. Sourire aux lèvres, elles prennent la pose avec les enfants pour les photos souvenirs. Elles ont consacré l’essentiel de leur séjour de deux semaines à peindre une murale sur la façade de l’orphelinat.

Un lion. Un éléphant. Un lapin. Des papillons.

Plantée dans la salle commune, j’observe la quinzaine de pensionnaires, pour la plupart gravement handicapés, sans avoir la moindre idée de ce qu’il faut faire. Personne ne me présente les enfants. Personne ne me donne de consignes. Je suis laissée à moi-même, une bénévole parmi d’autres dans la machine à saucisses du « volontourisme » international.

Je me suis enrôlée dans cette « mission humanitaire » par l’entremise de Projects Abroad, l’une des plus grandes organisations de volontariat payant de la planète. Chaque année, cette entreprise britannique envoie plus de 10 000 bénévoles dans 27 « pays d’action » à travers le monde.

J’ai versé 2215 $ à Projects Abroad pour vivre une « expérience extrêmement gratifiante » de deux semaines au Cambodge. Le logement et la nourriture, très abordables dans ce pays pauvre d’Asie du Sud-Est, sont compris dans le forfait, mais pas le billet d’avion, qui m’a coûté 1600 $ supplémentaires.

La Presse s’est livrée à l’exercice afin d’enquêter sur un phénomène en émergence : le volontourisme. C’est donc sans révéler mon identité de journaliste que je me suis enrôlée dans cette mission.

Ça n’a pas été difficile. Il m’a suffi de verser un dépôt de 295 $. J’ai pu immédiatement choisir la destination, le type de mission et la date précise de mon départ, en fonction d’une seule et unique chose : mes propres désirs.

Trop facile ?

Sans aucun doute, dénoncent les critiques, pour qui ces coûteuses vacances solidaires font malheureusement plus de mal que de bien. À leurs yeux, les bénévoles envoyés par milliers en Afrique, en Asie et en Amérique latine forment sans le savoir les rouages d’une machine non pas motivée par le bien-être des communautés locales, mais d’abord et avant tout par le profit.

Une machine de plus en plus grosse, qui est en train de pervertir la notion même du travail humanitaire à l’étranger.

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Il n’y a pas si longtemps, les touristes se contentaient de visiter le monde. Aujourd’hui, ils veulent le sauver. L’industrie s’est adaptée à la demande. Des agences de voyages proposent à leurs clients d’être davantage que de simples touristes. Elles leur offrent de mettre la main à la pâte. De faire le bien.

C’est ce qu’on appelle le volontourisme. Et c’est le secteur qui enregistre le plus fort potentiel de croissance de l’industrie. « C’est une niche très lucrative », dit Mark Watson, directeur de l’organisme britannique Tourism Concern. Il évalue les marges de profit du volontourisme entre 30 et 40 %, alors qu’elles ne sont que de 2 à 3 % dans l’industrie du tourisme traditionnel.

En théorie, tout le monde y gagne : l’agence de voyages, qui touche de juteux bénéfices, les clients, qui vivent une expérience personnelle enrichissante, et les pays hôtes, qui profitent du travail d’une armée de volontaires enthousiastes.

Sauf que ce n’est pas si simple, prévient M. Watson. Trop souvent, dit-il, les volontaires paient d’importantes sommes pour ne rien accomplir de valable. « Il n’est pas rare qu’un groupe de volontaires peigne une école… pour qu’un autre groupe de volontaires la repeigne deux semaines plus tard ! »

Ce n’est pas une exagération. À Phnom Penh, les murs de Home of Hope sont couverts de dessins naïfs, peints par des hordes consécutives de bénévoles. La murale des Espagnoles n’est pas encore sèche quand l’un des missionnaires responsables de l’orphelinat, constatant mon air désemparé, finit par m’approcher.

– Vous êtes nouvelle ?

– Oui.

– Quelles sont vos qualifications ?

– Je n’en ai pas.

– Ah, bon. Vous savez dessiner ?

– Euh… oui, un peu.

– Alors, vous pourriez faire une murale !

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Chileap, 15 ans, est moins timide que moi. Quelques minutes à peine après mon arrivée à l’orphelinat, il me prend la main et m’entraîne devant la porte de la salle, fermée à clé, où sont rangés les jouets. Je ne parle pas un mot de khmer, mais le garçon sait fort bien se faire comprendre. Il sait aussi qu’il devra jouer du coude pour conserver mon attention. Bientôt, Sochiat, 6 ans, saute dans mes bras pour réclamer un câlin. Il ne m’a jamais vue de sa vie.

C’est déroutant. Et, bien sûr, gratifiant. Les missions humanitaires auprès d’enfants négligés ou abandonnés ont la cote en volontourisme. Sur son site web, Projects Abroad assure d’ailleurs que « l’affection et le soutien » que les volontaires offrent à ces enfants sont « importants pour leur développement ».

Or, l’Unicef et d’autres organismes voués à la protection de l’enfance soutiennent exactement le contraire. Ces groupes supplient les bénévoles d’éviter le travail en orphelinats. Quand des enfants se jettent dans les bras de purs inconnus, préviennent-ils, c’est trop souvent le signe d’une détresse profonde.

« Les agences promettent aux volontaires qu’ils pourront bâtir une relation avec les enfants, qu’il y aura un attachement émotif. Ça fait vendre. Mais pour les enfants, ce lien est sans cesse rompu par les volontaires qui entrent, puis sortent de leur vie. Ils se sentent continuellement abandonnés. »

– Anna McKeon, de Better Volunteering, Better Care, une initiative vouée à décourager le volontariat en institution

Elle-même ancienne bénévole dans des orphelinats du Kenya et de la Thaïlande, Anna McKeon a mis du temps avant de saisir – et d’admettre – que l’aide qu’elle croyait apporter était en fait une nuisance. « Il est très difficile pour un volontaire d’en prendre conscience. Il reçoit tout cet amour de la part de l’enfant, mais ne voit pas ce qui se passe après son départ. En vérité, ces abandons répétés ont des conséquences très graves pour le développement de l’enfant et ses futures capacités relationnelles. »

À Home of Hope, nous sommes sept volontaires du Canada, de la France, des États-Unis, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Sept pour 15 enfants. La durée des séjours varie de deux semaines à trois mois. Bientôt, d’autres bénévoles s’attacheront à ces enfants, avant de repartir chez eux, à l’autre bout du monde, avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose.

Mais quoi, au juste ?

Je prends le directeur de l’orphelinat à part pour lui demander s’il croit vraiment bénéfique pour ces enfants d’avoir sans cesse à s’ajuster le cœur en fonction du bénévole du moment. « Ils sont habitués », me répond le frère Binu Thomas.

– D’accord, mais est-ce bon pour eux ?

– Peut-être que oui. Ils sentent qu’ils sont voulus. Aucun d’eux n’a de parents. Vous leur donnez un amour maternel.

– Lorsque nous partons, se sentent-ils abandonnés ?

– Non, parce qu’ils ne sont pas normaux. Ils ne sentent pas cela.

Simon, un garçon trisomique, Panith, atteint de paralysie cérébrale, et Ty, dont le corps est tordu par la polio, ne ressentiraient donc pas l’abandon aussi douloureusement que n’importe quel enfant « normal » ? Difficile de croire qu’ils n’ont pas besoin, au moins autant que les autres, d’une figure d’attachement stable.

Au moins ont-ils probablement bel et bien été rejetés par leurs parents, incapables d’en prendre soin en raison de leur déficience physique ou mentale. C’est loin d’être le cas de tous les enfants en orphelinats du Cambodge.

Nulle part le problème des portes tournantes du volontariat ne se pose-t-il avec plus d’acuité que dans ce pays, où le nombre d’orphelinats a littéralement explosé depuis 10 ans. Le Cambodge en compte désormais plus de 600, dont la plupart échappent à tout contrôle gouvernemental. Le nombre d’orphelins, pourtant, diminue sans cesse depuis la fin du règne des khmers rouges, il y a 35 ans.

Alors, pourquoi cette prolifération d’orphelinats ?

Simplement pour répondre à la demande. La hausse est liée à l’augmentation du tourisme et du volontariat auprès des enfants du Cambodge. Une étude réalisée en 2011 par l’Unicef, intitulée Avec les meilleures intentions, a conclu que les orphelinats du pays sont peuplés d’enfants arrachés à leurs parents dans le but de soutirer des dons étrangers.

Au Cambodge, les volontouristes créent eux-mêmes les orphelins qu’ils veulent aider à tout prix.

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Projects Abroad soutient s’être engagé à améliorer les conditions de vie des enfants de Home of Hope. En 2014, un groupe d’élèves australiens y a aménagé une salle d’activités sensorielles. D’autres bénévoles ont procuré de l’ombre à l’aire de jeux, qui en avait bien besoin.

« Projects Abroad est très reconnaissant envers ces groupes de jeunes volontaires et doit aujourd’hui s’assurer que leurs efforts aient un réel impact à long terme », lit-on sur le site web de l’entreprise.

Autour de moi, pourtant, aucun volontaire ne semble connaître l’existence de la salle d’activités sensorielles, fermée à clé. Quant à l’aire de jeux, il y a bien des poteaux, sur lesquels des toiles semblent jadis avoir été fixées. Mais les toiles n’y sont plus. Le soleil plombe, plus fort que jamais, sur le toboggan de métal brûlant.

« L’objectif d’une agence de voyages n’est pas d’avoir un impact quelconque, mais de vendre un produit. Elle n’a même pas intérêt à ce que la situation change, puisqu’elle doit s’assurer que le produit reste disponible. La misère, source de profit, est donc entretenue. »

– Pierre de Handscutter, directeur de l’ONG franco-belge Service volontaire international

À Home of Hope, nous avons droit à une pause de deux heures, parfois davantage, pour dîner et faire la sieste. Pendant ce temps, les deux « vraies » employées font le « vrai » travail : lavage, ménage et tout le reste. Ce sont vers ces deux femmes khmères que les bénévoles se tournent lorsqu’elles constatent, dégoûtées, qu’il y a une couche à changer.

« Mère Teresa a dit : faites de petites choses, mais avec grand amour », me rappelle le directeur Binu Thomas, un missionnaire de la Charité, la congrégation fondée par la célèbre religieuse de Calcutta. Alors, comme les autres volontaires, je joue avec les enfants. Je dessine à la craie sur l’asphalte, je construis des tours en Mega Bloks, je m’amuse à faire l’école à Simon.

Simon qui adore, par-dessus tout, jouer à faire semblant.

Comme nous tous dans cet orphelinat.

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Ce matin, on m’a assigné un enfant pour la journée. Il s’appelle Somnang.

Je saisis le cartable noir dans lequel les bénévoles précédents ont consigné leurs observations. Je lis : « Somnang, 12 ans. Diagnostic : autisme, graves troubles d’apprentissage, comportement difficile. »

Je range le cartable, prête à m’enfuir à toutes jambes. Plus que jamais, j’ai le sentiment de ne pas être à ma place. Avec raison, maugrée Mark Watson, de Tourism Concern. « Au Canada, vous vous attendez à ce que les employés des centres pour enfants handicapés soient qualifiés, non ? Je trouve incroyable que des gens sans la moindre expérience pensent pouvoir se présenter au Cambodge pour prendre soin de ces enfants ! »

« C’est épouvantable d’envoyer des gens non qualifiés travailler auprès de ces enfants malades. On n’a pas le droit de leur faire ça, de ne pas leur expliquer ce qu’est un enfant avec un retard mental, de les laisser complètement démunis », tranche Nicolas Bergeron, président de Médecins du Monde.

« Un stage suppose un minimum de formation, un encadrement complet et des objectifs précis. Dans ce cas-ci, on ne répond à aucun besoin. C’est une dérive marchande, une commercialisation de l’aide humanitaire. L’entreprise fait de gros profits et ne sert pas les communautés. Sur le plan éthique, c’est irrecevable. »

– Le Dr Nicolas Bergeron, président de Médecins du Monde

Le site de Projects Abroad mentionne qu’il faut avoir étudié la physiothérapie « au moins trois ans » pour travailler à Home of Hope. L’entreprise n’a pourtant rien exigé de moi avant de m’offrir cette mission. Autour de moi, d’autres volontaires n’ont terminé qu’une année d’études en ergothérapie. Sans supervision, elles mettent leurs maigres connaissances à l’épreuve. Dans son blogue, l’une d’elles admettra apprendre « par essais et erreurs » sur les enfants, transformés en cobayes pour l’occasion.

À part moi et une Britannique, les volontaires n’ont pas 25 ans, l’âge minimal requis au Cambodge pour donner des soins en institution. Projects Abroad ne semble pas connaître cette norme établie par le ministère des Affaires sociales ou s’en soucier. Sur son site, l’entreprise diffuse le témoignage d’une bénévole qui venait à peine d’avoir 16 ans lors de son séjour à Home of Hope. « Jouer avec les enfants déficients mentaux était ce qu’il y avait de plus gratifiant puisqu’ils n’avaient pas de parents pour leur donner chaque jour de l’amour et de l’attention », écrit l’adolescente.

Le site de Projects Abroad déborde de témoignages semblables. Anna McKeon y a cru, elle aussi. « Aujourd’hui, ça m’attriste de voir tous ces jeunes se rendre à l’étranger en pensant que c’est comme ça qu’on aide. » Elle a parfois l’impression de prêcher dans le désert. « C’est très difficile de demander aux gens de prendre du recul, d’oublier leurs motivations personnelles et de considérer le rôle qu’ils jouent à plus grande échelle. »

Selon elle, les médias sociaux contribuent largement à la popularité du volontourisme. « Ils vous permettent de partager des expériences comme jamais auparavant. Mais ils vous soumettent aussi à une pression qui n’existait pas autrefois. » Désormais, vous devez prouver à vos amis virtuels que vous pouvez faire une différence.

Ne vous y trompez pas, prévient Anna McKeon : « La seule chose que vous réussirez à changer en vous engageant dans ce type de volontariat, c’est votre profil Facebook. »

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