Opinion Alain Dubuc

DÉCROCHAGE SCOLAIRE
Non, ce n’est pas un faux débat

Ça fait des années que j’écris sur le décrochage scolaire. Parce que c’est un drame pour bien des jeunes de se lancer dans la vie sans diplôme.

Parce que la réussite scolaire est l’outil le plus puissant pour lutter contre les inégalités. Parce que l’économie a besoin d’un maximum de gens qualifiés capables de donner leur potentiel. Parce que nos problèmes de décrochage reflètent des héritages sociaux et culturels dont il faut s’affranchir pour que le Québec puisse pleinement s’épanouir.

J’ai donc été surpris de lire une chronique de mon collègue Francis Vailles au titre sans appel : « Le faux débat du décrochage au Québec ». Ce n’est certainement pas, à mon avis, un faux débat. Nous avons, au Québec, un gros problème, et on ne se rendra pas service en le minimisant.

Je comprends bien les craintes qu’un débat sur le décrochage se transforme en procès sur l’éducation qui nous lancerait dans une énième réforme inutile ou à un procès injuste de l’école publique, comme s’en inquiétaient deux chercheurs qui, dans une lettre au Devoir, s’inquiétaient de la dramatisation du décrochage.

Là-dessus, je suis bien d’accord. Le débat sur le décrochage ne doit pas faire oublier les grands succès de notre système d’éducation, surtout ses remarquables résultats dans les tests pancanadiens et internationaux, où les élèves québécois sont parmi les meilleurs au monde, particulièrement en mathématiques. J’ai beaucoup écrit là-dessus.

Mais si on peut comprendre le désir de ne pas vouloir jeter le bébé avec l’eau du bain, il faut aussi éviter l’excès inverse, celui de ne pas changer l’eau de peur de brasser le bébé !

Il y a trop d’indicateurs troublants, trop de voyants lumineux pour qu’on puisse se permettre le luxe de ne pas s’inquiéter.

Au départ, le raisonnement permettant de conclure à un faux débat repose sur l’idée que le risque d’un échec à des examens du Ministère où le succès est obligatoire pour obtenir son diplôme est plus grand au Québec, notamment en mathématiques, où le niveau élevé du programme, attesté par les résultats internationaux, fait en sorte que la barre est plus haute pour les élèves.

Voies de contournement

Dans les faits, il existe deux voies de contournement qui permettent d’éviter cet obstacle, à supposer qu’il existe réellement. 

Le premier, c’est la multiplication de cheminements moins exigeants menant à des attestations et à des certificats qui ne sont pas de vrais diplômes de secondaire, ce dont profitent déjà 10,2 % des élèves du public.

Le second, c’est l’existence de trois cheminements différents en mathématiques en 4e et 5e secondaire, notamment un programme moins lourd, la séquence « Culture, société et technique », qui propose des outils mathématiques de base relativement peu exigeants. C’est d’ailleurs pour ces maths faciles que le taux d’échec est le plus élevé.

Maintenant, les signaux lumineux. Dans l’étude de l’Institut du Québec qui a relancé le débat il y a deux semaines, le chiffre qui a suscité le plus de réactions, c’était l’écart dans les taux de réussite au secondaire dans un délai normal. Au Québec, où la durée normale des études est de cinq ans, ce taux de succès était de 64 %. En Ontario, 84 %. Cette statistique ne mesure pas le décrochage, elle mesure la réussite scolaire.

Il est vrai que les comparaisons entre deux systèmes différents sont difficiles. Mais ces chiffres permettent quand même de tirer certaines conclusions fort solides. D’abord, ils montrent que l’Ontario a fait d’énormes progrès en six ans, puisque le taux de réussite y est passé de 72 % en 2009 à 84 % en 2015, tandis que le Québec a plutôt fait du surplace, descendant pendant la même période de 65 % à 64 %. Il y a là un message qui mérite questionnement.

L’autre grand voyant lumineux, c’est le problème des garçons. Le fait que la réussite scolaire soit plus faible chez les garçons que chez les filles s’observe partout.

Mais les données de ces mêmes tableaux montrent qu’avec un taux de succès de 57 % pour les garçons et de 71 % pour les filles, l’écart, au Québec, est énorme : 14 points de pourcentage. Il ne dépasse pas 6 points dans les autres provinces canadiennes. Ça ne peut pas s’expliquer par les maths, une matière où les jeunes des deux sexes ont les mêmes résultats. Il y a manifestement là quelque chose que les autres ont réussi et pas nous.

Cependant, au Québec, les choses se corrigent avec le temps. Si le taux d’obtention d’un diplôme en cinq ans est faible, il s’améliore d’environ 15 points de pourcentage deux ans plus tard, au bout de sept ans. C’est rassurant pour les jeunes. Tant mieux. Est-ce pour autant un motif de fierté ?

J’y vois plutôt le signe que nos écoles ont plus de mal à faire suivre avec succès un cheminement normal à leurs élèves, et que la voie vers le succès est plus laborieuse pour l’élève et certainement plus coûteuse pour le système. Ça aussi, ça doit se discuter.

On peut maintenant aller plus loin dans le temps. La première mesure, celle qui est utilisée par le ministère de l’Éducation, est le taux de sortie sans diplôme ni qualification : le vrai décrochage. En 2013-2014, il était de 14,1 %, en forte baisse depuis 2007, où il oscillait dans les 20 %. Ce succès tient toutefois en grande partie à la multiplication des certificats et des attestations moins exigeantes. Il reste néanmoins très élevé chez les garçons, à 17,4 %. Et là, il s’agit de décrocheurs dans le sens strict du terme.

Cependant, quand les Québécois ont atteint l’âge adulte, la diplomation a encore fait des progrès. L’étude de l’Institut du Québec utilise une autre donnée, la part de la population de 25 à 34 ans qui détient au moins un diplôme de secondaire. Elle est de 89 % au Québec, moins que les 92 % de l’Ontario, mais l’écart s’est beaucoup rétréci.

Ces données font dire que le Québec est un champion du raccrochage. Soit. Mais le raccrochage, ce n’est pas une stratégie, c’est une mesure palliative, une façon de recoller les pots cassés.

Un peu comme si on disait : oui, on a plus d’accidents e la route, mais nos services d’orthopédie font des miracles !

Je ne suis pas un spécialiste de l’éducation, mais je connais le sens des mots. Un décrocheur, c’est un jeune qui quitte l’école sans avoir terminé les études qu’il aurait dû suivre, et sans diplôme. Le décrochage décrit une situation vécue par un adolescent. Le fait qu’il décroche enfin un diplôme à l’âge adulte ne changera rien à ce qu’il aura vécu à l’adolescence : du travail moins qualifié, plus précaire, qui compromettra peut-être son cheminement ultérieur, un rattrapage scolaire qui ne se fera pas nécessairement dans les meilleures conditions, des années idéales pour l’apprentissage où il ne sera pas aux études. Tout cela aura des séquelles.

Il y a enfin un autre voyant, très lumineux, dont a déjà parlé Jacques Parizeau. Le taux de succès varie énormément selon la langue d’enseignement. Au bout de cinq ans, pour l’ensemble des élèves, le taux de succès de 66,7 % du côté francophone se compare à 76,2 % chez les anglophones. Dix points d’écart. À sept ans, 79,9 % contre 85,5 %. Pourtant, ce sont les mêmes programmes, les mêmes budgets. Pourquoi ?

Ces données montrent clairement qu’une grande partie de l’explication est de nature historique, sociale et culturelle, et qu’elle tient beaucoup à notre rapport à l’éducation, bien davantage qu’aux problèmes de l’école, des commissions scolaires, du réseau, des programmes. Raison de plus pour s’inquiéter.

Je sais qu’il est difficile de trouver le juste milieu dans nos réflexions sur le sujet. Il y a certes un risque à dramatiser les choses, mais quand on connaît notre propension à l’indifférence, le fait de les minimiser est encore plus lourd de conséquences.

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