Derrière la porte, les purges
Plus de 15 000 personnes ont été arrêtées en Turquie depuis le coup d’État raté. Parmi eux, des militaires, des juges, des fonctionnaires, mais aussi une horde de journalistes, dans une rafle sans précédent qui inquiète la communauté internationale. Apeurés, des milliers de Turcs vivent dans la peur, se demandant s’ils seront les prochaines cibles du gouvernement.
ISTANBUL — Pas question de rencontrer une journaliste en personne. Encore moins de donner son vrai nom pour publication. Ancienne chroniqueuse dans un journal visé par le gouvernement turc après le coup d’État raté de la mi-juillet, Zeynep a peur d’être dans la ligne de mire du gouvernement. « Je sais qu’ils vont venir m’arrêter un jour. Je redoute le moment où on sonnera à ma porte. »
Déjà, plus de 50 de ses anciens collègues ont atterri derrière les barreaux au cours des derniers jours. Tous, ils ont travaillé pour le journal , l’un des plus lus du pays. Ce quotidien et ses filiales diverses appartenaient jusqu’à récemment au mouvement Gülen, réseau islamique que le président Recep Tayyip Erdogan tient responsable des événements tragiques du 15 juillet qui ont fait au moins 270 morts.
Aujourd’hui, ces journalistes emprisonnés sont au nombre des 15 000 personnes arrêtées au cours des deux dernières semaines, selon un décompte d’Amnistie internationale.
Les deux tiers de ces arrestations ont eu lieu dans les rangs des forces armées, mais les militaires n’ont été que la première cible des purges : plus de 45 000 personnes ont été limogées, notamment des doyens d’université, des juges et des fonctionnaires. Une interdiction de voyager a été imposée à des milliers d’universitaires.
1000
Plus de 1000 écoles soupçonnées d’appartenir au mouvement Gülen ont été fermées
Cette semaine, les autorités ont tourné leur attention vers les médias. Elles ont ordonné la fermeture de 131 entreprises médiatiques – agences de presse, journaux, chaînes de télévision – et lancé 89 mandats d’arrêt contre des journalistes. Plus de la moitié d’entre eux ont été arrêtés. Les autres se cachent.
Pour le moment, Zeynep n’est pas sur la liste rendue publique, mais elle est convaincue que cette dernière va continuer à s’allonger. « Je n’ai jamais fait partie du mouvement Gülen, même si je travaillais pour un journal leur appartenant et que mon fils fréquentait une de leurs écoles. Cependant, j’ai écrit des articles très critiques à l’endroit d’Erdogan, sur les relations pas très nettes qu’il entretient avec le groupe État islamique, sur ses mauvaises décisions en matière de politique étrangère. Aujourd’hui, je vis dans la peur », dit-elle, convaincue que la chasse aux sorcières du président turc s’étendra bien au-delà des cercles gülenistes pour englober l’ensemble de ceux qui s’opposent à son administration, de plus en plus autoritaire.
Malgré son actuelle liberté, Zeynep raconte que sa vie a été anéantie par les événements des dernières semaines. « Je suis coincée. Mon fils a perdu son école. Je n’ai plus d’emploi et il est impossible de trouver un boulot dans un autre média : il ne reste presque plus de médias indépendants dans ce pays », se désole-t-elle.
Mais rien ne lui glace le sang autant que l’idée d’être arrêtée. Depuis que le président Erdogan a décrété l’état d’urgence, les autorités peuvent garder en détention un individu pendant 30 jours avant de devoir l’accuser formellement, une mesure jugée « excessive » et « disproportionnée » par le Conseil de l’Europe. « Et il y a des allégations [corroborées par Amnistie internationale] selon lesquelles des gens sont torturés, battus et violés pendant leur détention. En tant que femme, je trouve ça terrifiant », dit Zeynep.
Avocat de renom, spécialisé en droits de la personne, Orhan Kemal Cengiz a goûté au régime d’exception en vigueur en Turquie. Le 21 juillet, alors qu’il était à l’aéroport en route pour l’Angleterre où il devait assister à une réunion, sa femme et lui ont été arrêtés.
« On ne m’a donné aucune raison, on m’a emmené en prison. »
— Orhan Kemal Cengiz
Incapable d’avoir accès à son avocat, il a appris quatre jours plus tard de quoi on l’accusait. « Le procureur m’a montré un message que j’ai envoyé il y a deux ans et dans lequel je critiquais l’arrestation de membres du mouvement Gülen en Anatolie. Je ne pouvais pas le croire ! Je ne me souvenais même plus de ce message. En tant qu’avocat, je défends toutes sortes de gens : des musulmans, des chrétiens, des marxistes-léninistes », raconte l’avocat de 48 ans. « Oui, j’écris des articles dans le , mais ça ne fait pas de moi un membre du mouvement. Je suis athée ! », tonne-t-il.
Joint à Izmir où il est en liberté en attente de son procès, l’avocat de réputation internationale ne nie pas le droit de la Turquie à faire régner l’ordre après les terribles événements du 15 juillet, qui ont laissé le pays sans voix. « Oui, le gouvernement a des raisons légitimes d’enquêter sur la tentative de coup et d’en identifier les responsables, dit-il, mais en commençant à inclure les avocats, les journalistes et les intellectuels, ils vont mettre en péril leur cause. »