La Presse en Turquie

Qui est derrière le putsch ?

Deux semaines après le putsch, le gouvernement turc affirme que son enquête indique que le mouvement lié au prédicateur musulman Fethullah Gülen, lui-même exilé en Pennsylvanie, a été l’architecte et l’instigateur du coup manqué du 15 juillet. Les autorités de la Turquie disent avoir obtenu des confessions des putschistes, mais un rapport d’Amnistie internationale fait craindre que ces aveux n’aient été obtenus sous la torture. De son côté, lors d’entrevues avec des médias internationaux, Fethullah Gülen a nié toute implication dans le coup d'État et suggéré plutôt qu’Erdogan a orchestré la nuit de violence pour resserrer son emprise sur le pouvoir. Les États-Unis, de leur côté, disent qu’ils ne procéderont pas à l’extradition du leader religieux tant qu’ils n’auront pas reçu les preuves nécessaires. En Turquie, toutes les personnes interrogées par La Presse, d’allégeances politiques diverses, croient que le mouvement Gülen est le principal responsable du coup raté qui a fait 270 morts. Selon les experts du mouvement Gülen, cette organisation islamique cultivant le secret a réussi à infiltrer tous les pans de l’appareil étatique turc au cours des trois dernières décennies. — Laura-Julie Perreault, La Presse

La Presse en Turquie

Derrière la porte, les purges

Plus de 15 000 personnes ont été arrêtées en Turquie depuis le coup d’État raté. Parmi eux, des militaires, des juges, des fonctionnaires, mais aussi une horde de journalistes, dans une rafle sans précédent qui inquiète la communauté internationale. Apeurés, des milliers de Turcs vivent dans la peur, se demandant s’ils seront les prochaines cibles du gouvernement.

ISTANBUL — Pas question de rencontrer une journaliste en personne. Encore moins de donner son vrai nom pour publication. Ancienne chroniqueuse dans un journal visé par le gouvernement turc après le coup d’État raté de la mi-juillet, Zeynep a peur d’être dans la ligne de mire du gouvernement. « Je sais qu’ils vont venir m’arrêter un jour. Je redoute le moment où on sonnera à ma porte. »

Déjà, plus de 50 de ses anciens collègues ont atterri derrière les barreaux au cours des derniers jours. Tous, ils ont travaillé pour le journal Zaman, l’un des plus lus du pays. Ce quotidien et ses filiales diverses appartenaient jusqu’à récemment au mouvement Gülen, réseau islamique que le président Recep Tayyip Erdogan tient responsable des événements tragiques du 15 juillet qui ont fait au moins 270 morts.

SANS PRÉCÉDENT

Aujourd’hui, ces journalistes emprisonnés sont au nombre des 15 000 personnes arrêtées au cours des deux dernières semaines, selon un décompte d’Amnistie internationale.

Les deux tiers de ces arrestations ont eu lieu dans les rangs des forces armées, mais les militaires n’ont été que la première cible des purges : plus de 45 000 personnes ont été limogées, notamment des doyens d’université, des juges et des fonctionnaires. Une interdiction de voyager a été imposée à des milliers d’universitaires. 

1000

Plus de 1000 écoles soupçonnées d’appartenir au mouvement Gülen ont été fermées

Cette semaine, les autorités ont tourné leur attention vers les médias. Elles ont ordonné la fermeture de 131 entreprises médiatiques – agences de presse, journaux, chaînes de télévision – et lancé 89 mandats d’arrêt contre des journalistes. Plus de la moitié d’entre eux ont été arrêtés. Les autres se cachent.

Pour le moment, Zeynep n’est pas sur la liste rendue publique, mais elle est convaincue que cette dernière va continuer à s’allonger. « Je n’ai jamais fait partie du mouvement Gülen, même si je travaillais pour un journal leur appartenant et que mon fils fréquentait une de leurs écoles. Cependant, j’ai écrit des articles très critiques à l’endroit d’Erdogan, sur les relations pas très nettes qu’il entretient avec le groupe État islamique, sur ses mauvaises décisions en matière de politique étrangère. Aujourd’hui, je vis dans la peur », dit-elle, convaincue que la chasse aux sorcières du président turc s’étendra bien au-delà des cercles gülenistes pour englober l’ensemble de ceux qui s’opposent à son administration, de plus en plus autoritaire.

DURE LIBERTÉ

Malgré son actuelle liberté, Zeynep raconte que sa vie a été anéantie par les événements des dernières semaines. « Je suis coincée. Mon fils a perdu son école. Je n’ai plus d’emploi et il est impossible de trouver un boulot dans un autre média : il ne reste presque plus de médias indépendants dans ce pays », se désole-t-elle.

Mais rien ne lui glace le sang autant que l’idée d’être arrêtée. Depuis que le président Erdogan a décrété l’état d’urgence, les autorités peuvent garder en détention un individu pendant 30 jours avant de devoir l’accuser formellement, une mesure jugée « excessive » et « disproportionnée » par le Conseil de l’Europe. « Et il y a des allégations [corroborées par Amnistie internationale] selon lesquelles des gens sont torturés, battus et violés pendant leur détention. En tant que femme, je trouve ça terrifiant », dit Zeynep.

DISCRÉDITER LA CAUSE

Avocat de renom, spécialisé en droits de la personne, Orhan Kemal Cengiz a goûté au régime d’exception en vigueur en Turquie. Le 21 juillet, alors qu’il était à l’aéroport en route pour l’Angleterre où il devait assister à une réunion, sa femme et lui ont été arrêtés.

« On ne m’a donné aucune raison, on m’a emmené en prison. »

— Orhan Kemal Cengiz

Incapable d’avoir accès à son avocat, il a appris quatre jours plus tard de quoi on l’accusait. « Le procureur m’a montré un message que j’ai envoyé il y a deux ans et dans lequel je critiquais l’arrestation de membres du mouvement Gülen en Anatolie. Je ne pouvais pas le croire ! Je ne me souvenais même plus de ce message. En tant qu’avocat, je défends toutes sortes de gens : des musulmans, des chrétiens, des marxistes-léninistes », raconte l’avocat de 48 ans. « Oui, j’écris des articles dans le Zaman, mais ça ne fait pas de moi un membre du mouvement. Je suis athée ! », tonne-t-il.

Joint à Izmir où il est en liberté en attente de son procès, l’avocat de réputation internationale ne nie pas le droit de la Turquie à faire régner l’ordre après les terribles événements du 15 juillet, qui ont laissé le pays sans voix. « Oui, le gouvernement a des raisons légitimes d’enquêter sur la tentative de coup et d’en identifier les responsables, dit-il, mais en commençant à inclure les avocats, les journalistes et les intellectuels, ils vont mettre en péril leur cause. »

Turquie

DEUX SEMAINES DE CRISE

Nuit du 15 au 16 juillet

Une fraction de l’armée se soulève contre le pouvoir, s’emparant d’avions de chasse et d’hélicoptères et semant la panique dans les rues d’Ankara et d’Istanbul. Des putschistes prennent pour cibles les principaux centres du pouvoir dans la capitale, comme le quartier général de la police, le parlement, mais aussi le palais présidentiel. Le président Recep Tayyip Erdogan dénonce un « soulèvement d’une minorité au sein de l’armée », exhortant les Turcs à résister à une « tentative de coup d’État » en descendant dans les rues. Il s’exprime par téléphone sur la chaîne d’information CNN Türk.

16 juillet

M. Erdogan, accueilli à l’aéroport Atatürk d’Istanbul par une foule imposante à son retour précipité de vacances, dénonce « une trahison » menée par des soldats putschistes, qu’il accuse d’être liés à Fethullah Gülen. Celui-ci nie toute implication. Le chef de l’armée par intérim annonce que la tentative de putsch a été mise en échec. La situation est « entièrement maîtrisée », assure le premier ministre. À Istanbul, les partisans de M. Erdogan, en liesse, investissent les rues en masse pour afficher leur soutien. M. Erdogan réclame à Washington l’extradition de Fethullah Gülen.

17 juillet

M. Erdogan promet d’éliminer le « virus » factieux au sein de l’État et appelle ses partisans à continuer de tenir la rue pour manifester leur soutien au régime. Il évoque un possible rétablissement de la peine capitale, officiellement abolie en 2004 dans le cadre de la candidature d’Ankara à l’entrée dans l’Union européenne (UE).

18 au 20 juillet

Les États-Unis, l’UE et l’OTAN mettent en garde la Turquie contre la tentation d’une répression généralisée et du rétablissement de la peine de mort, exhortant Ankara à « respecter l’État de droit ». Le régime étend à l’enseignement et aux médias les purges déjà lancées dans l’armée, la police et la justice contre les milieux supposés proches de M. Gülen. L’état d’urgence est instauré pour trois mois. « D’autres pays pourraient être impliqués » dans ce putsch qui « n’est peut-être pas fini », dit le président.

Cette semaine

Mardi, la Turquie a dissous la garde présidentielle. Après le rassemblement de l’opposition à Istanbul la veille, M. Erdogan s’est entretenu avec des responsables de l’opposition jeudi. Le même jour, les procureurs turcs ont lancé plus d’une quarantaine de mandats d’arrêt contre des journalistes, avant de faire fermer plus de 130 médias. La purge a aussi frappé les forces armées, avec le limogeage de 149 généraux et amiraux ainsi que l’arrestation à Dubaï d’officiers turcs de haut rang servant pour l’OTAN en Afghanistan. Hier, trois industriels de premier plan ont été placés en garde à vue.

Source : Agence France-Presse

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