Chronique

Parlons télé, potentiellement

Le diable est dans les détails. Et parfois le diable est dans les mots. Prenez par exemple l’adverbe potentiellement. Voilà un adverbe chargé de possibilités, qui pousse des portes, ouvre des fenêtres et qui peut s’avérer potentiellement très positif. L’ennui, c’est que potentiellement peut en même temps s’avérer… potentiellement catastrophique, voire potentiellement mortel. C’est dire que cet adverbe est un traître qui carbure aux hypothèses, promettant tout et son contraire, sans offrir aucune assurance ni garantie.

Or, potentiellement est un des deux mots clés utilisés à dessein cette semaine par Jean-Pierre Blais, le président du CRTC, pour expliquer les nouvelles exigences imposées aux grands groupes télé. Dans un effort potentiellement éclairant mais qui n’a fait que confondre les esprits, le président a affirmé que la production télévisuelle québécoise n’avait rien à craindre. Que même si les conditions imposées aux groupes de télé comme Séries+ avaient été assouplies, il y aurait encore plus d’argent qu’auparavant, pour la production d’émissions d’ici.

« Nos nouvelles conditions obligeront Series+ à consacrer POTENTIELLEMENT plus de 7,8 millions de dollars par année (au lieu de 1,5 million) à l’acquisition ou la production de contenu canadien », a écrit le président pour rassurer le milieu de la télé québécoise.

Or, il n’a rassuré personne, et surtout pas le ministre de la Culture et des Communications Luc Fortin.

« Il faut que le montant consacré aux productions de langue française soit une obligation, pas seulement “potentiel” comme l’explique le président du CRTC. En ce sens, je ne suis pas rassuré et nous maintenons notre démarche auprès du gouverneur en conseil », a répondu le ministre qui va déposer une requête pour que le CRTC revienne sur ses décisions. Idem pour l’association québécoise de la production médiatique (AQPM), dont la PDG Hélène Messier avance que le « potentiellement » du président signifie dans les faits que les groupes de télé n’ont aucune obligation d’allouer les sommes évoquées à des productions de langue originale française.

Potentiellement pas original

Ce qui m’amène au deuxième mot potentiellement problématique : original. Nulle part dans les explications faussement rassurantes du président il n’est question de contenu original de langue française.

Et pour la PDG de l’AQPM, cet oubli n’est pas anodin. Il laisse le champ entièrement libre aux diffuseurs qui voudraient tapisser les cases horaires de leurs chaînes, de produits canadiens-anglais qui, une fois doublés, deviendraient des produits canadiens de langue française.

Les garanties offertes par le CRTC à cet égard ne convainquent personne. 

« Le seul message clair que le CRTC semble envoyer aux diffuseurs est que la langue originale des productions des émissions canadiennes est optionnelle. »

— Hélène Messier

Après une semaine à nager dans la mélasse réglementaire et à chercher une logique à la décision de Séries+ qui a « tiré la plogue » sur trois séries originales québécoises qu’elle développait depuis des mois, je pense avoir potentiellement vu la lumière au bout du tunnel. Et cette lumière est sombre, voire glauque, pour ceux qui produisent des séries originales québécoises comme Plan B, le plus récent succès de Séries+ et peut-être son dernier en langue originale française.

Parenthèse : initialement, Plan B, produit par Louis Morissette, ne devait durer qu’une saison. Mais face au succès de la série, la directrice de Séries+ avait évoqué une deuxième saison potentielle, laquelle saison a été définitivement écartée le jour où le CRTC a publié ses nouvelles exigences. Comme par hasard…

Il y a plusieurs mois, la ministre Mélanie Joly a organisé pour le monde de la télé et au nom d’un gênant anglicisme une « conversation nationale » coiffée du titre Parlons télé. Les patrons de TVA, Corus, V, Bell Media, etc., se sont tous rués au Parlons télé de la ministre pour pleurer et se plaindre de leur triste sort. Depuis que le loup Netflix est entré dans leur bergerie, rien ne va plus pour les diffuseurs canadiens. Aussi ont-ils demandé des assouplissements. Le CRTC les a écoutés et entendus.

Le quota d’heures de diffusion de contenu canadien a été levé. Tout comme l’obligation de genre. Aussi Historia n’est-il plus tenu de ne diffuser que des émissions historiques, tout comme Séries+ n’est plus obligé de ne diffuser que des séries télé. La seule obligation qu’on leur a imposée, c’est d’investir 26 % de leurs revenus dans la production d’émissions canadiennes. Mais comme leurs revenus sont en chute libre avec les désabonnements des gens à la faveur d’internet, ils vont avoir de moins en moins de revenus et donc de moins en moins d’argent pour investir dans du contenu canadien et encore moins dans du contenu original de langue française.

Le rêve du président du CRTC, c’est que les producteurs canadiens produisent moins, mais avec de plus gros budgets, des séries qui à l’instar de la Norvège, de la Suède ou de l’Australie, vont rayonner dans le monde entier. Mais ce rêve a un prix, un gros prix : le contenu canadien et, à plus forte raison, le contenu original en langue française occuperont de moins en moins de temps d’écran. Comme nous n’aurons pas les moyens de produire 10 séries à gros budget, nous n’en produirons qu’une seule, qui bouffera le budget de tous les autres et qui sera diffusée pendant 6 ou 10 semaines. Avec un peu de chance, la série sera vendue ailleurs, sinon elle passera en reprise ad vitam æternam sur Séries+ devenue Séries-.

Évidemment, ce scénario catastrophe qui va nous ramener aux années 80 de la série américaine doublée pourrait potentiellement ne pas se produire. Mais vu la conjoncture, il a malheureusement tout le potentiel nécessaire pour se réaliser. Il reste 45 jours aux opposants pour se manifester et obliger le CRTC à faire marche arrière. Espérons qu’il n’est pas trop tard.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.