Éducation en France

Les profs veulent encore y croire

Ils choisissent ce métier comme une vocation, mais souvent ils ne trouvent que la frustration. Analyse d’un malaise qui inquiète la France

Elle va au front d’un pas léger avec l’élan de la passion. Quand d’autres, qui travaillent comme elle dans des lycées sensibles, ont perdu la foi. Depuis plus de vingt ans, les gouvernements français successifs se sont attaqués au problème, à coup de réformes et de crédits, mais toujours autant de jeunes sont en échec scolaire, surtout dans les milieux défavorisés. Les méthodes sont-elles les bonnes pour acquérir les savoirs de base, notamment en français ?

L’enquête Pisa évalue tous les trois ans le niveau des élèves de 15 ans dans les pays de l’OCDE : une nouvelle fois, elle montre que le système français est un des plus inégalitaires, malgré un budget comptant parmi les plus élevés.

Marie, 28 ans, corrige au stylo rouge. Sur ses genoux, les copies doubles de ses élèves de seconde, à peine dix ans de moins qu’elle. Elle leur a demandé de bûcher sur l’ambition. Pas la leur. Celle des héros de Stendhal, Zola ou Maupassant. Rien ne doit changer dans la France du XXIe siècle.

Dans les livres de français, le héros a toujours le cheveu bouclé et la moustache en croc. On est pourtant dans le RER, direction Le Raincy-Villemonble-Montfermeil. Puis il faudra prendre le 603. Arrêt La Limite, pour ne pas dire la frontière… enfin, c’est Clichy-sous-Bois, ses cités, ses fenêtres avec, en guise de géraniums, les paraboles satellitaires.

« Je ne connaissais pas cette France, avant », observe Marie. Elle, elle vient du sud de la Bretagne. Elle était la seule de son école à habiter une HLM… Mais ça n’avait rien à voir avec celles d’ici, sans doute le béton y était-il moins hostile. Chaque jour, elle fait une heure quinze de voyage aller, une heure quinze retour. Parce qu’il ne lui serait pas venu à l’idée de s’installer à Clichy-sous-Bois, où les loyers sont pourtant de deux à trois fois moins chers qu’à Paris. Autour de l’entrée du lycée Alfred-Nobel flottent les drapeaux français et européen. Mais, avec ses fenêtres étroites donnant sur les barres d’immeubles, la bâtisse a de faux airs d’établissement pénitentiaire.

Enfant, Marie adorait l’école. « J’étais du genre à envoyer des cartes postales aux maîtresses et à pleurer lorsqu’elles partaient en retraite », s’amuse-t-elle. Puis elle a fréquenté la meilleure hypokhâgne de Rennes, le lycée public Chateaubriand. Pour gagner un peu d’argent, elle était surveillante dans une école privée où l’on apprenait à vouvoyer des enfants de 3 ans.

Sa première année

Elle se souvient de sa première année de jeune agrégée, dans un lycée huppé de Saint-Maur-des-Fossés : « Les élèves de seconde avaient un niveau de classe préparatoire. » Elle ne se sentait pas utile, elle voulait donner un sens à sa carrière : Marie a la vocation. Alors, elle a demandé une affectation en Rep (Réseau d’éducation prioritaire), anciennement Zep (Zone d’éducation prioritaire). Ce n’était pas difficile à obtenir.

On lui a dit « Clichy-sous-Bois ». Sur Internet, la première occurrence renvoyait à la mort de deux adolescents, Zyed et Bouna, et aux émeutes de 2005 qui avaient suivi… Marie n’a pas été déçue.

« À Clichy, ils sont à 80 % musulmans, défavorisés et issus de l’immigration… J’ai vite compris que les prétendus clichés sur la vie dans les banlieues ne relevaient pas de la fiction. Les pannes d’ascenseur dans les tours, par exemple : une de mes élèves, handicapée, ne s’est pas présentée en classe pendant une semaine parce qu’elle ne pouvait plus descendre de chez elle. »

La banlieue, c’est un peu le service militaire des jeunes profs. Hind et Louise (1), 25 ans, professeures d’histoire-géographie, ont fait leur première rentrée dans l’académie de Créteil. Elles y ont découvert le label « zone prévention violence » ou encore « zone sensible ».

Le premier cours de Louise restera gravé dans sa mémoire. « C’était un mardi, à 10 h 40, en classe de sixième. » Elle avait méticuleusement choisi sa tenue, neutre et confortable : chemise blanche, pantalon noir, baskets. Une fois la porte refermée, elle a inscrit son nom au tableau. Par chance, les 28 paires d’yeux face à elle ne pouvaient pas voir que sa main était moite.

Parmi ses élèves, un jeune Malien qui ne parlait pas français : il n’y avait pas de place pour lui dans les classes dites « d’accueil ». Entre la sévérité et l’indulgence, Louise a vite choisi. Pour cause de maltraitance vécue par ces enfants à la maison, elle en dit le moins possible.

Marie a fait la même expérience à Clichy-sous-Bois : « Il m’est arrivé d’appeler les parents pour me plaindre du comportement d’un élève. Le lendemain, je le récupérais en classe avec des griffures sur le visage ou bien j’apprenais qu’il avait passé la nuit dans le local à poubelles. » La jeune prof a le cuir un peu trop tendre pour ce genre de méthode.

L’ambition qui manque aux élèves fait aussi, parfois, défaut aux professeurs : le programme reste un horizon impossible à atteindre. Les débuts du christianisme, l’empire byzantin… pour Louise, c’est comme un luxe, qui passera après cette première nécessité : maintenir l’ordre.

Les autres en avance

« Une de mes amies, professeure à Fontainebleau, a déjà deux chapitres d’avance sur nous, observe-t-elle, et nous ne sommes qu’au premier trimestre. » Inutile de se lancer dans la course, elle est perdue d’avance. 

Professeur d’histoire-géo à Béziers, Nicolas, 33 ans, a sa méthode. Il met chaque jour un costume, par respect pour ses élèves, dit-il. Et lui, se fait-il mieux respecter ? « Si un prof ne s’est jamais fait insulter, c’est qu’il a une carrière bizarre. Je suis jaloux du silence dans les autres classes. »

Dans l’Éducation nationale comme ailleurs, il fait toujours plus beau sur le trottoir d’en face. Nicolas a connu la banlieue parisienne, le terrain rural, puis l’une des villes les plus pauvres de France. « Le cadre français est trop strict, regrette-t-il. On demande à des enfants de ne pas bouger, de ne pas parler. On ne pense qu’à l’obéissance et non à l’épanouissement des élèves. » Il est revenu chamboulé d’une visite outre-Rhin : « L’école y est un vrai plaisir. »

Selon une enquête publiée le 6 décembre dernier, qui évalue 72 pays membres de l’OCDE, l’Allemagne fait aussi partie des pays qui nous ont largement devancés en matière de réussite scolaire. Tous les trois ans, désormais, le Pisa (Programme international pour le suivi des acquis) met en émoi la communauté des professeurs.« Il y a deux types de pays : en tête, les Asiatiques, car ils recherchent la performance, avec un parascolaire qui est entré dans les mœurs. De l’autre côté, les nordiques, partisans du sur-mesure, où l’élève est valorisé », analyse Philippe Coléon, directeur général d’Acadomia.

Cette société de cours à domicile règne sur un marché en pleine expansion : l’angoisse des parents. Avec 100 000 élèves suivis, Acadomia, fondée en 1989, a été introduite en Bourse en 2000, alors qu’elle affichait un rythme de progression record de 40 % par an ! « Aujourd’hui, elle est le leader avec 300 millions de chiffre d’affaires », se félicite Philippe Coléon. « En France, on survalorise les maths, et surtout le plaisir est complètement oublié », poursuit-il.

À chaque rentrée, on voit se répéter les mêmes réflexes : des familles aux abois qui se précipitent vers les établissements privés sous contrat, dont la loi a limité le nombre. Résultat : pas assez de places et des listes d’attente surchargées, qui permettent à ces établissements de pratiquer une sélection et d’augmenter encore leur niveau.

Dans le lycée Alfred-Nobel, Marie constate que l’« absence de mixité sociale est totale. Ils manquent de confiance en eux, disent « je ne sais pas » et sabotent leurs chances », c’est ce qui l’étonne le plus. Elle continue pourtant à croire en la force de la littérature pour leur permettre d’aborder les problèmes. La preuve : « Ils ont aimé « L’étranger », de Camus. Sans doute parce qu’ils se sentent autorisés à ressentir les mêmes choses que le narrateur, ce même sentiment d’exclusion. »

Ça, c’est sur le fond. Sur la forme ? Dans certains établissements, on a carrément renoncé à sanctionner les fautes d’orthographe. Résignation ou capitulation ? 

Quelques mois avant l’élection présidentielle, la journaliste Carole Barjon a jugé utile de lancer l’alerte sur ce qui devrait être une cause nationale, déclenchant ainsi la polémique. Dans son ouvrage Mais qui sont les assassins de l’école ? (éd. Robert Laffont), elle pose cette question : « Comment, inspirés à l’origine par les meilleures intentions du monde (lutter contre l’inégalité scolaire), les nouvelles pédagogies, assorties de nouvelles méthodes d’enseignement, ont-elles abouti à compromettre l’apprentissage de la langue française, mais aussi à aggraver les inégalités, au point d’aboutir à ce que le philosophe Marcel Gauchet qualifie de véritable " fracture éducative" ? »

Selon les chiffres du collectif de professeurs Sauver les Lettres, en près de cinquante ans, 630 heures d’enseignement du français ont disparu du primaire. C’est comme si l’on avait retiré à chaque élève « plus d’une année scolaire et demie ». Au point qu’il a fallu songer à réintroduire l’enseignement de l’orthographe à… l’université.

Des conditions difficiles

« Vous avez fait sept années d’études et vous êtes prof, Madame, vous auriez pu faire tellement mieux ! » s’est entendu dire Hind, prof dans le 9.3 pour un salaire net de départ de 1 411,82 euros par mois. Parce que mutée en banlieue, elle bénéficie d’une aide au logement de 40 euros supplémentaires.

Malgré son statut de fonctionnaire, Hind n’avait toujours pas trouvé un appartement à la rentrée. C’est grâce à ses proches qu’elle ne s’est pas retrouvée à la rue. « Mes parents auraient préféré que je fasse du commerce, ou que je devienne sage-femme. Moi, je rêvais de passer l’agreg, par ambition sociale plus que pour devenir prof. J’ai échoué au concours, mais je suis heureuse aujourd’hui. J’ai le sentiment de servir à quelque chose. »

Car, au moins, ces hommes et ces femmes n’ont pas de doute sur leur utilité. William, professeur d’anglais dans un grand lycée de Versailles, passe le temps en jouant à « Monsieur le prof » sur son blogue où sont distribués les conseils-provocs : « Noter plus sévèrement les filles que les garçons pour les habituer à la vie active. »

Il regrette parfois le temps des remplacements à Plaisir ou à Trappes. « Aujourd’hui, je suis avec des élèves qui connaissent beaucoup de choses, qui voyagent. Alors j’ai l’impression de moins leur apporter. » Un de ses derniers Tweets concerne le chiffre de démissions des profs, qui aurait triplé. « Je me suis déjà posé la question de quitter la fonction publique, les conditions de travail des premières années sont trop difficiles : les remplacements, les deux ou trois établissements dans la même semaine… et la nourriture de la cantine. »

Faut-il en rire ou en pleurer ? La sacro-sainte salle des profs du lycée Romain-Rolland de Goussainville est fréquentée par les enseignants du « général » et évitée, ce jour-là, par ceux des bacs techniques. Après une conversation sur la énième panne de la photocopieuse, on passe au vrai sujet : partir ou rester ? Quitter le navire ou maintenir solidement la barre ?

Ludovic, 45 ans, professeur de philosophie depuis dix-huit ans à Goussainville, membre du collectif Touche pas à ma Zep ! penche pour l’abandon. Depuis septembre 2015, la Zone d’éducation prioritaire est devenue Réseau d’éducation prioritaire (Rep). Il explique qu’il est arrivé ici après six ans en Bretagne, parce qu’il cherchait « quelque chose de plus saignant ».

« C’était un vrai choix social… Mais on ne peut pas faire le même cours à Landerneau et à Goussainville. On a besoin de plus de temps, de rappeler les méthodes de dissertation. Aujourd’hui, j’ai décidé de me barrer. J’ai demandé ma mutation, je ne veux pas voir les bahuts Zep se dégrader encore davantage. »

À Clichy-sous-Bois, Marie est loin de ce débat. Son quotidien est rempli de modestes victoires qui éclairent ses jours : « Petite étincelle après petite étincelle, ils s’approprient des armes critiques, c’est presque magique. » À force de travail, le lycée Alfred-Nobel atteint les 85 % de réussite au bac, une poignée d’élèves rejoignent même Sciences po à Paris.

Cette fois, elle leur a demandé d’acheter Rhinocéros, de Ionesco. « Un Livre de Poche, ce n’est pas plus cher qu’un kebab. » Son sujet sur l’ambition dans la littérature ne lui a pas apporté que des satisfactions. « Le niveau était sans doute trop élevé pour eux », explique-t-elle. Ont-ils réalisé que Julien Sorel ou Bel-Ami sont des provinciaux partis à la conquête de Paris ?

Les jeunes grandissent à 20 kilomètres de la capitale, avec à leur porte un bus, puis un RER, mais ils l’évitent, pas parce que c’est trop loin, mais parce qu’« ils en sont comme effrayés. Ils ne craignent pas seulement les contrôles d’identité, mais aussi de ne pas savoir comment se comporter, de ne pas avoir les codes ».

Ils restent donc au chaud, dans leur bulle, partageant une langue qu’on ne parle nulle part ailleurs. « Ils ponctuent chaque phrase de " Wallah " », s’amuse-t-elle en imitant leurs gestes. Un véritable patois du 9.3, qu’ils s’interdisent d’utiliser dans leurs copies. « Comme ma grand-mère faisait avec le breton. »

(1) Les prénoms ont été changés.

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