Opinion

Jeu interdit

Jouer, ce n’est pas pour vrai, mais c’est sérieux en pas-pour-rire.

Pouvoir jouer est un droit inaliénable inscrit dans les chartes universelles de protection de l’enfance.

En zone de conflit, un enfant qui bénéficie d’un espace de jeu, aussi misérable soit-il, va assurer sa survie en rejouant ses traumatismes récents et en rêvant d’une aire de liberté à venir. Dans sa famille nouvellement éclatée, un enfant se fabrique une construction en Lego pour éprouver sa perte et désormais décider, lui et lui seul, de l’heure à laquelle il va démolir son habitation.

Être le meneur, non plus la victime impuissante, c’est là le plan moteur.

Mais savoir jouer n’est pas un talent partagé par tout le monde. Des bébés, des enfants, ne supportent pas de jouer. Ils ont un trouble développemental. Leur famille n’est pas suffisamment apaisante pour qu’ils trouvent à s'amuser. Ils sont trop vite occupés à faire des mathématiques. Ou encore, leurs parents les privent de peur qu’ils se fassent mal, se salissent, ou se fassent agresser.

Entravés dans leurs désirs, ces petits carencés se font robotiques. Leur platitude naît du fait qu’ils n’ont jamais eu le plaisir de s’ennuyer. Ils sont vite frustrés, paniquent en jouant à la cachette, se détournent des marionnettes, ne nous surprennent jamais.

Quand ils perdent une partie, ils sont convaincus d’avoir perdu toutes les suivantes.

Adultes, ils deviennent des morts-vivants.

« J’aime beaucoup regarder les enfants jouer, écrivait Pierre Daninos, dommage qu’il faille aussi les entendre. »

L’arche de Noé

En zone inondée, l’adulte qui a appris à jouer fait preuve de persévérance. Il souffre, il tempête, mais il ne désespère pas devant l’eau qui monte, car il s’attelle à la tâche, à sa digue, à ses sacs de sable, à ses pompes. Sauver sa maisonnée. Sa maîtrise est belle à voir, toute sa vie, il s’est exercé à perdre et à gagner, à prendre plaisir avec l’inexistant… en attendant de forcer la ligne de 100 ans.

On ne peut pas en dire autant de son voisin concentré sur son portable à feindre un appel important tandis que les secours publics tentent de protéger ses fondations de la marée montante. « Take a kayak », lui crie un pompier, pas chaud à l’idée d’épauler un mauvais perdant, en manque de corps et de pensée.

Ateliers de stimulation, garderies dites éducatives, lecture aux couches, quincaillerie électronique, cours de musique ou de natation, nos manières d’éducation ont prévu beaucoup d’incitations au talent.

Mais sur la liste d’épicerie du « comment réussir son enfant », le temps consacré au jeu libre s’est concomitamment trop, beaucoup trop rétréci.

Des années que cette information est transmise et n’intéresse presque personne.

Entre la conciliation famille-travail, le CPE, les activités programmées, les transports, les écrans, le sommeil, les jeunes enfants trouvent dorénavant moins d’une heure par jour sur les trois heures recommandées de jeu dérégulé, imaginatif et mobilisateur.

Nul besoin d’une éducatrice pourtant, ni d’un terminal de jeu, ni d’un programme politique, ni d’un expert pour dire comment faire avec le temps mou. Et si c’était cela une part du problème : il n’y a pas de monétisation possible du jeu libre.

À moins que ce ne soit le libre-arbitre qui fasse peur ? Un monde dont la finalité repose sur l’absence de gestionnaire, la belle provocation !

Des enfants dans les arbres, d’autres costumés, sous les oreillers, des déluges d’activités inventées, insignifiantes qu’en apparence, sans oublier les fusils à eau.

Je ne suis pas contre les fusils-jouets.

Pour s'exercer.

Le kiosque à limonade

Invitée récemment sur un même plateau radio que moi, une chercheuse scientifique se risque impunément à me manger tout rond. En la matière, j’ai d’ordinaire pas mal à offrir, ne serait-ce que physiquement. Mais ce jour-là, mon intimidatrice est à des années-lumière de ce que je sais fondateur. Comme plein de gens jugés intelligents, elle est à se casser la gueule sur le terrain glissant du jeu.

À l’origine du conflit, un fait divers que je commente : la réouverture d’un kiosque de limonade exploité par deux fillettes de 5 et 7 ans dont les affaires avaient été interdites par un policier sous prétexte que les enfants vendaient du jus sans permis. Elle et moi applaudissons l’initiative des demoiselles, sommes pro-limonade, déjà cela de pris. Mais nous divergeons royalement sur l’essence de l’activité.

Je suis absolument horrifié d’apprendre que le profit des ventes de limonade permettra aux deux sœurs d’avoir droit à un camp de vacances, et qu’autrement, clame leur père, les petites au chômage seront forcées de rester encarcanées toute la saison d’été. Elle prétend plutôt qu’il faut écouter le point de vue formaté des filles. Sauf qu’ici, notre débat radio est mort-né, le papa ayant déjà avorté la créativité de ses petites. L’esprit du jeu est perverti d’avance. Il n’y a plus de limonade qui vaille. Le kiosque n’a aucun rêve à vendre.

Un jeu constructif existe par ses capacités de faire semblant. « C’est une aire d’illusion », écrivait le psychanalyste anglais Winnicott.

C’est un monde de possibilité SANS obligation utilitariste.

Quand les enfants jouent au docteur, ils métabolisent leurs angoisses en faisant « comme si », ils n’abusent pas automatiquement l’un de l’autre. À moins de maladie mentale ou d’agressions dans leur vie, ce qui est toujours possible, et à exclure, ils ne veulent pas vraiment ausculter les fesses d’autrui.

À force de détourner le jeu de ses possibilités créatives au profit d’une vision technocratique ou énamourée de la première enfance, on emprisonne les enfants avec le risque éventuel de les voir, à l’école ou à l’adolescence, s’agenouiller, se révolter ou s’enfuir.

Le spécial du jour

J’écris ces lignes aux côtés de ma filleule réfugiée chez nous à cause du déluge du printemps chez ses parents.

Des heures qu’elle se le rejoue dans le sable, la boue et l’eau.

Elle m’offre son spécial du jour qui est une soupe aux champignons aux croûtons de roches.

« Dégueulasse », je dis.

Elle est tellement contente.

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