Chronique

Œil au beurre noir

Est-ce que le blackface est une ignominie, l’écho de ces spectacles de variétés américains nommés minstrels qui ridiculisaient les Noirs par l’intermédiaire de comédiens blancs qui se noircissaient le visage ? You bet.

Est-ce que se maquiller la peau en noir, quand on est blanc, devrait être tabou en 2019, dans un party ou sur une scène ? Mets-en.

J’ajouterais : même au Québec, où nous avons été plus lents à comprendre les stigmates associés à cette pratique, pour des raisons d’éloignement socioculturel du monde anglo-saxon. Aujourd’hui, en 2019, on sait.

Le racisme revient sous de nouveaux habits et il faut le dénoncer, le combattre. La Bête immonde ne mourra sans doute jamais, et les signes d’un retour en force de l’intolérance sont inquiétants partout en Occident.

Je parle bien sûr ici de gros racisme sale d’extrême droite, avec des relais politiques, avec des conséquences concrètes dans la vie d’êtres humains – gueules cassées, refuge politique refusé, enfermement dans des cages, séparations familiales – , pas de la pièce SLĀV en 2018.

Une semaine après l’éclipse médiatique et politique provoquée par la publication de photos de Justin Trudeau en 2001 (à 29 ans) et en 1989 (à 17 ans), et au début des années 1990, où il s’était maquillé le visage pour déconner, photos jugées racistes par les médias canadiens-anglais qui se sont relayés les uns après les autres pour montrer à quel point ils étaient shockeeeeeeeeed, il faut bien appeler cette éclipse par son nom : hystérie.

Trois sondages viennent d’être publiés sur les perceptions des Canadiens face aux photos de blackface de Justin Trudeau, alors qu’il était à des années-lumière de briguer quelque charge publique, et…

Et les médias, là-dessus, ont l’air fou.

À lire la presse canadienne-anglaise et sa frange hyper-super-tellement-omg-I’m-so-woke la semaine passée, les conneries de Justin Trudeau quand il était ado et jeune adulte étaient une affaire nationale, digne de stopper tout l’ordre du jour politique.

Les médias en général (par leur allocation de ressources et d’espace à l’affaire), les journalistes couvrant ou non Trudeau (par leurs choix de questions) et les commentateurs (par la tonalité nucléaire de leur indignation) ont donné à l’affaire une importance qu’elle n’a pas dans l’imaginaire collectif : 75 % des Canadiens n’ont pas été offensés par ça.

Est-ce que c’était digne d’une couverture médiatique ? Absolument.

Le premier ministre le plus ouvertement sensible à la diversité de l’Histoire – qui n’hésitait jamais à embarrasser ses adversaires pour un manque d’ouverture réel ou imaginaire à la diversité – s’enfarge dans de vieilles photos de lui en blackface ? C’est une histoire digne d’être couverte.

Mais couverte comme ça ?

Comme si Justin Trudeau venait de se faire pogner le matin même à se filmer en train de martyriser des chatons au 24 Sussex ? Euh, non.

Ces sondages-là, en total décalage avec la couverture médiatique, from coast to coast, montrent que les gens sont en général capables de faire la part des choses, de prendre leur gaz égal. Pour en connaître quelques-uns, les journalistes sont la plupart du temps capables de la même chose. Des fois, non. Ce coup-là, pour qu’on me comprenne bien à Toronto : fuck no.

Justin Trudeau a menti à répétition dans la saga SNC-Lavalin, il a menti sur ses liens avec l’Aga Khan, il a menti sur la réforme électorale, il a menti sur l’ampleur des déficits qu’il était prêt à tolérer, il a fait l’objet de deux blâmes sévères du commissaire à l’éthique du Parlement du Canada et jamais, jamais, jamais le niveau d’indignation des médias n’a atteint la tonalité hystérique quasi unanime qu’on a constatée à propos des frasques de jeunesse de Justin Trudeau.

Pourquoi ?

Je sais pas.

Je sais que des commentateurs de médias anglos ont décrété que Dan Philip, de la Ligue des Noirs du Québec, que Dany Laferrière et que Boucar Diouf – tous trois noirs – contribuent à garder les Québécois dans l’ignorance parce que ces personnes ne voient pas ce qui justifiait l’intensité de cette couverture…

C’était assez drôle, par ailleurs, de voir des commentateurs blancs dire de Dany Laferrière qu’il ne comprend pas un enjeu lié à la race. Ils veulent de la diversité (j’en suis), mais ils ne peuvent pas concevoir qu’il puisse exister une diversité de points de vue chez les personnes racisées.

Là-dessus, encore, une donnée de sondage : 80 % des gens issus des minorités visibles sont soit indifférent à la controverse ou prêts à passer à autre chose !

Cette controverse, en plus d’illustrer le fossé qui sépare parfois les médias et les Canadiens, aurait-elle illustré le fossé entre la moyenne des Canadiens racisés et ceux qui, dans les milieux woke hyper progressistes, prétendent parler pour eux ?

On dirait.

J’émets une hypothèse pour cette indifférence des personnes racisées au scandale du BlackfaceGate : vivre le racisme en 2019, c’est subir à éducation égale un taux de chômage plus fort que la moyenne, c’est se faire intercepter par la police par pur profilage racial, c’est ne pas être convoqué en entrevue à compétence égale, c’est avoir de la difficulté à se trouver un appartement parce qu’on ne s’appelle pas Tremblay ou Johnson…

Or, quand tu vis tout ça, quand tu sens le racisme dans ta chair, peut-être que de vieilles photos du PM prises quand il n’était pas en politique ne sont pas très élevées dans ton échelle de l’indignation.

J’ai déjà parlé du décalage entre les obsessions de la militance woke qui ont ciblé SLĀV et le racisme réel et puant dont a été victime Amadou Gaye dans le monde réel. C’est moins spectaculaire de se déchirer la chemise pour Amadou Gaye que contre Robert Lepage.

Je répète : le blackface n’est pas anodin, se « déguiser » en Noir, c’est l’écho d’une pratique raciste qui a été le symbole de l’asservissement des Noirs américains. Ce que Justin Trudeau a choisi comme déguisement, dans sa jeunesse, méritait une couverture…

Mais cette affaire ne méritait pas cette hystérie, qui était cousine de l’hystérie des militants qui ont qualifié la pièce SLĀV de raciste à l’été 2018, ainsi que de ses créateurs.

Cette hystérie vient d’être répudiée par trois sondages qui montrent que les Canadiens, et en particulier les Canadiens racisés, n’ont pas été offusqués en masse.

Ça mériterait au minimum un peu d’introspection chez ceux qui ont piloté cette indignation médiatique. Ça n’arrivera pas.

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